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DURKHEIM.la morale en allemagne

triotes ; par ce côté donc nous nous confondons avec eux. En un mot il y a en nous une foule d’éléments impersonnels qui expliquent les sentiments de même nature.

Mais il ne faut pas croire pour cela que la personnalité humaine s’évanouisse au sein de l’être collectif dont elle ne serait plus alors qu’une modification superficielle. Ce qui l’empêche de se résoudre ainsi dans le milieu qui l’entoure, c’est la volonté. Une fois qu’elle est née, elle réagit à son tour sur tous ces phénomènes qui lui viennent du dehors et qui sont comme le patrimoine commun de la société ; elle les fait siens. La conscience particulière se détache de la communauté qui semblait l’absorber, se met en relief sur ce fond uniforme et se constitue. Chaque volonté est comme un centre de cristallisation autour duquel viennent se prendre les idées et les sentiments qui appartiennent en propre à chacun de nous. Le progrès a pour effet d’étendre toujours plus loin ce cercle de phénomènes intérieurs et personnels. Ainsi bien loin que l’individualité soit le fait primitif et la société le fait dérivé, la première ne se dégage que lentement de la seconde. Mais à mesure qu’elle se forme et s’accroît, la vie collective ne se dissout pourtant pas ; elle ne fait que devenir plus riche et plus consciente. Les mouvements d’ensemble, d’irréfléchis qu’ils étaient, deviennent volontaires.

Le tort des universalistes, comme Hegel et Schopenhauer, est de n’avoir pas vu cet aspect de la réalité. Faisant de la personnalité une simple apparence, ils ne peuvent lui reconnaître de valeur morale. Ils ne s’aperçoivent pas que si l’individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas de réagir sur elle : c’est ce qui est surtout sensible chez les grands hommes, dont les universalistes de toutes les écoles sont obligés de nier l’influence. Sans doute les consciences moyennes empruntent au milieu plus qu’elles ne lui rendent. Cependant il y a des hommes dont la puissance de réaction personnelle est tellement grande, que des idées et des sentiments qui jusque-là étaient restés virtuels et latents dans la société, prennent, en se concentrant chez eux, une force extraordinaire qui les fait aussitôt passer à l’acte. Ces hommes-là deviennent ainsi la conscience vivante de la société qui se transforme sous leur action. C’est à ces grands esprits que sont dus les principaux progrès qu’a faits l’humanité. Rien ne changerait s’il n’y avait que des esprits moyens ; car, justement parce qu’ils sont passifs, ils n’ont ni le besoin ni les moyens de secouer le joug des traditions et des préjugés. Heureusement apparaissent de temps en temps comme de grandes forces perturbatrices ces volontés puissantes qui empêchent le présent de ressembler au passé et l’avenir au présent. Au reste, si cette influence personnelle