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dividu. Sans doute, les individualistes ne conçoivent pas tous leur idéal de la même manière ; les uns le font consister dans le plus grand bonheur possible, et les autres dans le perfectionnement harmonieux de toutes nos facultés. Mais les uns et les autres admettent qu’il n’existe que des fins individuelles, quelque définition qu’ils en donnent.

Ce qui précède est une longue réfutation de ces doctrines. Nous avons vu en effet que les sentiments altruistes, quelque rapport qu’ils soutiennent avec les sentiments égoïstes, n’en dérivent pas. Chacun d’eux a dans le cœur humain sa source d’où il découle. De même que l’homme solitaire rêvé par Rousseau n’a jamais existé, il n’y a jamais eu non plus de volonté humaine dont l’égoïsme ait été l’unique mobile. Les deux penchants sont contemporains l’un de l’autre et ils sont contemporains de l’humanité.

Une fausse théorie métaphysique a souvent servi de base à cette morale. On s’est représenté le moi comme un être transcendant, une substance immuable que les phénomènes recouvrent et révèlent à la fois. Dès lors, le moi était condamné à graviter toujours sur soi sans pouvoir s’en détacher. Le sacrifice et l’abnégation devenaient impossibles, car cet être substantiel ne peut pas abdiquer son être ; le principe de la conservation de la force s’y oppose. Seulement cette hypothèse métaphysique est le produit d’un faux raisonnement par analogie. Pour pouvoir nous représenter la connexion des phénomènes matériels, nous sommes obligés de former un concept qui nous permette de les relier les uns aux autres ; et ce concept ne peut rien contenir de phénoménal, puisque le contenu doit en être par définition inaccessible aux sens. C’est le concept de la substance. Une fois cette notion formée, l’esprit induit à l’appliquer également aux phénomènes intérieurs, pour lesquels il n’est pourtant pas fait et auxquels il ne peut convenir. Les états de conscience, en effet, sont directement connus de nous et nous voyons immédiatement comment ils s’enchaînent sans qu’il soit besoin de recourir pour cela à une hypothèse métaphysique. Ils ne sont tous que des formes les uns des autres et nous le constatons par l’expérience interne. Ici, la réalité phénoménale se suffit à elle-même, et il n’y a rien à chercher au delà.

Dès lors, l’individualisme manque de base théorique. S’il n’y a en nous que des phénomènes, nos personnalités n’ont plus ces contours nettement arrêtés qui en rendaient impossible la pénétration réciproque. Car la matière de la conscience (idées, sentiments, etc.) nous est commune avec nos semblables et surtout avec ceux d’entre eux qui nous tiennent de près, comme nos parents ou nos compa-