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DURKHEIM.la morale en allemagne

morale l’hypothèse de la sélection naturelle. La lutte pour la vie est un produit de l’égoïsme, elle ne peut donc donner le dessus aux penchants désintéressés. La morale a pour fonction de l’adoucir et de la régler, loin qu’elle en dérive. On comprend sans peine qu’un animal triomphe d’un autre, parce qu’il est plus vigoureux. Mais on ne voit pas comment l’abnégation et l’esprit de sacrifice pourraient assurer la victoire. Dira-t-on que les hommes, ayant compris les dangers d’un égoïsme immodéré, se sont efforcés de le contenir et qu’ainsi les caractères insociables ont peu à peu diminué ? Une pareille hypothèse méconnaît la portée médiocre de l’intelligence humaine et ne peut se concilier avec la loi que nous venons d’exposer. Ce ne sont donc pas des raisons d’utilité proprement dite qui ont déterminé l’évolution de la morale.

Enfin, Darwin et Spencer admettent une hérédité des idées et des sentiments moraux. Cette théorie est qualifiée par M. Wundt de fantastique. « Sans doute, dit-il, on peut concevoir que, dans le cours de l’évolution générale, des associations se soient formées entre certains éléments du système nerveux et qu’ainsi une disposition à des réflexes et à des mouvements automatiques adaptés à une fin déterminée a pu être transmise par l’hérédité ; en fait, de nombreuses observations parlent en faveur de cette opinion. Mais comment de ces dispositions du système nerveux peuvent naître des intuitions morales, cela est et reste pour nous un mystère. Alors qu’il ne peut être question de soutenir que des faits de conscience aussi élémentaires que les simples perceptions des sens ou l’idée d’espace sont chez nous à l’état inné, comment peut-on parler d’intuitions morales innées, alors que ces intuitions supposent une multitude de représentations empiriques très complexes qui sont relatives à l’agent lui-même, à ses semblables et aux autres relations qu’il soutient avec le monde extérieur ?… En fait, la vraie neurologie est à ces conceptions de pure fantaisie à peu près ce que l’astronomie et la géographie véritables sont aux voyages de découvertes d’un Jules Verne » (314-345).

Voilà comment s’est formée la morale actuelle ; voyons maintenant sur quels principes elle repose. Deux idées extrêmes sont comme les centres de gravité autour desquels viennent se grouper les théories morales : l’individualisme d’une part, l’universalisme de l’autre. Pour les individualistes, il n’y a de réel au monde que l’individu, et c’est à lui que tout se rapporte. La famille, la patrie, l’humanité ne sont que des moyens pour assurer le libre développement de l’in-