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à mesure que celui-ci s’en rapproche, ils s’en éloignent davantage.

Cette loi jette une grande lumière sur l’évolution à venir de la morale. En nous faisant sentir combien est bornée notre puissance de prévoir, elle nous ôte le droit de marquer une limite logique à l’évolution. La théorie est toujours plus pauvre que la réalité. Il faut renoncer à spéculer sur le but dernier de nos efforts, puisque le but prochain nous en échappe. Tout ce que nous pouvons faire c’est d’esquisser par avance et en lignes très générales le chemin que suivra l’avenir. Gardons-nous d’enfermer l’idéal moral dans le cercle étroit de nos désirs et de nos espérances immédiates. Tout au contraire le particulier veut être vu sous la forme de l’universel. Das Einzelne will betrachet sein sub specie æternitatis.

En résumé, les idées morales se seraient formées sous l’impulsion de causes inconscientes des effets qu’elles recelaient. L’intelligence réfléchie n’aurait pris à cette genèse que la moindre part, n’intervenant guère que pour constater et consacrer des résultats acquis sans elle. La religion aurait mécaniquement engendré les mœurs et les mœurs à leur tour la morale. Cette théorie n’est pas sans analogie avec la manière dont Darwin explique la formation des instincts, moraux ou autres. On sait en effet que pour le savant anglais l’instinct résulte de variations accidentelles qui se trouvent être utiles à l’animal, mais qui se sont produites sans but. De même pour M. Wundt, les mœurs naissent ou se modifient sous l’influence des causes très différentes des fins qu’elles rempliront plus tard. C’est seulement après qu’elles se sont formées, après que nous en avons fait l’expérience que nous prenons conscience de leur valeur. Alors seulement ce qui était un résultat devient un but.

Cependant il faudrait se garder de pousser ce rapprochement trop loin et de voir dans l’éthique de M. Wundt une morale transformiste. Tout d’abord, quoiqu’il n’y ait pas de proportion entre les idées morales et leurs causes premières, il y a cependant entre elles quelque rapport. Si la morale sort de la religion, c’est que la religion est, comme la morale, mais d’une autre manière, une expression au moins approchée de l’idéal. Si des sentiments grossiers qui se partageaient d’abord le cœur de l’homme s’est peu à peu dégagé le pur amour de l’humanité, c’est qu’il s’y trouvait en puissance. Au contraire, pour Darwin il n’y a aucune relation entre les causes qui ont produit dans l’organisme des variations accidentelles et les raisons qui les ont fixées dans l’espèce.

D’autre part, suivant Darwin et Spencer, ce qui détermine la survie de ces variations c’est l’utilité qu’elles présentent soit pour l’individu, soit pour l’espèce. M. Wundt se refuse absolument à appliquer à la