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DURKHEIM.la morale en allemagne

exprime. Mais quand du sein de cette masse homogène la famille commence à poindre, les inclinations domestiques se constituent et du même coup la morale domestique. Puis les États naissent, les classes et les castes s’organisent, les inégalités se multiplient et les sentiments collectifs ainsi que la morale se diversifient avec les conditions sociales. Il y a une morale pour chaque couche de la société ; il y a celle des esclaves et celle des hommes libres, celle des prêtres et celle des guerriers, etc. D’autre part, parce que la morale a des origines religieuses, elle est nationale comme la religion. Chaque peuple a la sienne qui ne s’applique qu’à lui : on n’a de droits et de devoirs qu’envers ses concitoyens.

Mais cette dispersion des idées morales n’est pas le dernier mot du progrès et depuis longtemps déjà a commencé un mouvement de concentration qui se poursuit sous nos yeux. À mesure que les sociétés ont augmenté en volume, le lien qui a rattaché les hommes les uns aux autres a cessé d’être personnel. Ce qui a remplacé cette sympathie concrète, c’est un attachement plus abstrait, mais non moins puissant pour la communauté même dont on fait partie, c’est-à-dire pour les biens matériels et idéaux que l’on possède en commun, art, littérature, sciences, mœurs, etc., etc. Dès lors, les membres d’une même société se sont aimés et assistés, non parce qu’ils se connaissaient et dans la mesure où ils se connaissaient, mais parce qu’ils étaient tous les substrats de la conscience collective. Ce sentiment est trop impersonnel pour que la morale puisse faire aux variétés individuelles la même place qu’autrefois ; il est trop général pour qu’elle reste particulariste. À mesure que des idées et des sentiments communs se dégagent des profondeurs de la société, les différences s’effacent. Confondus au sein de la conscience sociale qui les enveloppe, les individus et les classes voient, par suite de leur rapprochement même, se combler peu à peu les abîmes qui les séparaient autrefois. Sans doute cette fusion ne va pas jusqu’à faire disparaître les inégalités extérieures ; ce qui n’est d’ailleurs ni possible ni désirable. Car l’inégalité est un stimulant qui, s’il n’est pas moral par lui-même, est nécessaire à la morale. Il n’en est pas moins vrai que tous les citoyens d’un même peuple tendent de plus en plus à se reconnaître comme égaux les uns aux autres, parce qu’ils sont tous les serviteurs d’un même idéal. De là cette uniformité croissante des vêtements, des modes, des manières, etc., et cette tendance de plus en plus marquée au nivellement des inégalités sociales. En même temps, comme ce commun idéal, parce qu’il est impersonnel, est de plus en plus indépendant du temps et de l’espace, il s’élève de plus en plus au-dessus des sociétés particulières pour devenir