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naïf égoïsme. Si un guerrier expose sa vie pour en défendre une autre, c’est que le dévouement est glorieux et surtout utile : car c’est le moyen de se ménager un appui dont on peut avoir besoin. Comment donc les motifs égoïstes, si puissants au premier abord, se sont-ils peu à peu retirés de la conduite morale, cédant la place aux motifs vraiment désintéressés ? Est-ce en devenant plus éclairés ? et les hommes se sont-ils aperçu au bout d’un temps que l’égoïsme était à lui-même son propre ennemi ? Ce serait prêter à l’intelligence humaine en général et surtout à l’intelligence grossière de ces peuples primitifs, une puissance de prévision bien extraordinaire. En réalité, l’évolution a été toute mécanique, et ni le calcul ni la prévision n’y ont pris pris part. Les motifs égoïstes se sont éliminés d’eux-mêmes, parce qu’ils se contredisaient ; il s’est produit en d’autres termes une espèce d’équilibre et de régularisation spontanée de ces sortes de penchants (Compensation und Selbstregulation egoïstischer Triebe). Imaginons que dans un cas donné la pure sympathie n’ait pas une force suffisante pour l’emporter sur une inclination égoïste et qu’elle n’y puisse arriver qu’en s’étayant elle-même de motifs intéressés. Une fois ce résultat produit, le plaisir tout égoïste que l’on a éprouvé à triompher de soi peut devenir un motif sui generis qui renforce le penchant sympathique et lui assurera désormais la victoire sans qu’il soit plus besoin de faire appel à des considérations intéressées. Les facteurs égoïstes se sont donc neutralisés et entre-détruits, tandis que le pur penchant altruiste se dégageait de la gangue où il était enveloppé. Il s’en faut cependant que cet altruisme ne soit qu’un égoïsme déguisé ou transformé, et ce serait une erreur de confondre cette genèse avec celle des utilitaires. L’altruisme n’est pas sorti de l’égoïsme, car de rien rien ne peut naître. Mais il existait, dès l’origine, masqué en partie et neutralisé souvent par les penchants personnels. Ceux-ci en se retirant n’ont pas donné naissance à leur contraire, mais ont seulement cessé d’en gêner l’expansion. Il est bien certain d’ailleurs qu’ils n’ont pas totalement disparu et qu’ils disparaîtront jamais complètement. Il y a place dans le cœur humain pour plus d’un sentiment.

Comme cette sympathie originelle s’attachait uniquement aux personnes, elle devait naturellement varier avec elles. Et en effet l’histoire nous apprend que ce penchant primitif s’est de plus en plus différencié à mesure que se différenciaient aussi les milieux sociaux au sein desquels il se manifestait. D’abord un seul et même sentiment tient rapprochés tous les membres de la tribu (Stammgefühl), et partant il n’y a qu’une morale qui leur est commune à tous, morale simple et inconsistante comme la société même qu’elle