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DURKHEIM.la morale en allemagne

mœurs qui sont moralement mauvaises. La moralité (die Sittlichkeit) est en puissance dans les coutumes (die Sitte), mais elle n’y est pas en acte ; elle s’y trouve mêlée à des éléments qui n’ont rien d’éthique. Par ce mot de moralité l’auteur entend simplement la morale des peuples les plus civilisés. Quels sont les principes généraux de cette morale, c’est ce qu’établira la seconde partie de l’Éthique. Pour le moment il s’agit seulement de chercher comment ces idées et ces croyances, telles que nous les connaissons et les pratiquons sans en posséder pour cela la formule abstraite, sont peu à peu sorties des mœurs.

La moralité. De ce que les mœurs sociales ont eu pour origine les pratiques religieuses, il ne suit pas que, en dernière analyse, les sentiments moraux soient uniquement dérivés des sentiments religieux. À côté de ces derniers il y a eu, dès l’origine, des penchants sociaux qui avaient leur source dans la nature même de l’homme. Tout homme en effet a un penchant naturel pour son semblable qui se manifesta dès que plusieurs hommes se mirent à vivre ensemble, c’est-à-dire dès les premiers jours de l’humanité. Ce qui les rapprochait alors les uns des autres, ce n’était pas, comme on l’a dit quelquefois, la communauté du sang, mais la ressemblance de la langue, des habitudes et des manières. Les premières sociétés ne furent pas des familles, mais des agrégats beaucoup plus indéterminés où ne s’était encore formé aucun lien défini de parenté. La famille ne naquit que plus tard ; elle résulte d’une différenciation qui finit par se produire au sein des tribus. L’affinité du semblable pour le semblable (die Neigung zu dem Genossem), voilà donc la première forme des inclinations sociales. Mais si rudimentaire qu’il soit, ce sentiment n’est pas né de l’égoïsme ; il fut, dès le principe, un facteur autonome du progrès moral. Seulement il était si faible, si indéterminé qu’il eût été vite étouffé par les penchants égoïstes s’il avait dû seul lutter contre eux ; mais il trouva un puissant auxiliaire dans les sentiments religieux. La religion, nous l’avons vu, était naturellement une école de désintéressement et d’abnégation. Le respect des ordres de la divinité, la sympathie pour ses semblables, tel fut le double germe d’où sont sortis tous nos instincts altruistes et avec eux toute la morale.

Il s’en faut toutefois que l’égoïsme n’ait point pris part à cette évolution on en trouve au contraire la trace dans toutes les morales primitives. L’altruisme est alors si faible qu’il ne peut guère triompher, même avec le concours de la religion, que si l’égoïsme y prête les mains. On trouve dans Homère le récit de plus d’une action désintéressée ; mais les motifs en sont toujours empreints du plus