Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
revue philosophique

tous ses biens les plus précieux : c’est pourquoi l’enfant immolé est toujours l’aîné de la famille. Plus tard, quand les motifs religieux disparaissent, la pratique religieuse devient une coutume sociale. Sans doute si elle subsiste alors, c’est par des motifs qui ne sont plus religieux et qui se rapprochent peut-être de ceux qu’on donne communément ; mais ce n’est pas à ces derniers qu’elle doit sa naissance.

On comprend ainsi quelle relation il y a entre les mœurs et la morale. C’est que les mœurs dérivent de la religion et que la religion renferme des éléments éthiques : ceux-ci se communiquent naturellement aux mœurs. Si les coutumes, même les plus étrangères en apparence à la morale, renferment quelques germes de moralité, c’est la religion qui les y a mis. Si, dès l’origine, elles ont pour effet de refréner l’égoïsme, d’incliner l’homme au sacrifice et au désintéressement, ce n’est pas que ces intelligences rudimentaires comprennent les avantages et les beautés de l’altruisme. Mais tout se passe mécaniquement, et les mœurs produisent des conséquences morales, sans que celles-ci aient été ni voulues ni prévues. Les sentiments religieux attachent l’homme à autre chose que lui-même et le mettent sous la dépendance de ces puissances supérieures qui symbolisent l’idéal. Cet altruisme inconscient s’incarne dans les pratiques et y reste alors même que l’idée religieuse s’en est retirée et que les pratiques sont devenues des mœurs. Il se modifie sans doute avec elles, s’adapte lui aussi aux fins nouvelles qui déterminent leur survie. Mais il ne faut pas croire qu’il apparaisse alors. Voilà comme il se fait que le droit et la morale se sont longtemps confondus avec les mœurs, comme à une époque plus reculée encore les mœurs étaient confondues avec la religion. En effet, chez les tribus sauvages, il n’y a pas de droit écrit et constitué ; de plus, on ne connaît pas ces nuances par lesquelles nous distinguons les commandements du droit de ceux de la morale. Les uns et les autres sont indistinctement placés sous la sanction des mœurs ; mais celles-ci disposent alors d’une grande puissance de contrainte. Leur autorité n’a pas comme aujourd’hui quelque chose d’un peu vague ; mais elle est très nette, parce qu’elle est seule, et toute dérogation aux coutumes est frappée de peines également rigoureuses. Puis peu à peu cet état homogène se différencie. Le droit se sépare des mœurs en prenant pour lui cet appareil de châtiments qui jusque-là faisaient la force des coutumes en général. Celles-ci ne disposent plus désormais que de moyens internes de coercition, tels que l’estime ou la réprobation publique avec tous les degrés que ces sentiments comportent.

Toutefois les mœurs et la morale ne coïncident pas ; car il y a des