Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/123

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
119
DURKHEIM.la morale en allemagne

ébranler la société. Sans doute les habitudes utiles, dont il est l’initiateur, sont bien capables de se généraliser un peu, mais elles ne peuvent dépasser un cercle très restreint ; elles ne peuvent guère s’étendre au delà de la famille, du petit monde des amis ou de la corporation. C’est ainsi que prennent naissance les modes, les usages. Mais ce qui distinguera toujours les usages des mœurs, c’est qu’ils n’ont pas de force obligatoire. Bien loin que les habitudes pussent se transformer en mœurs, on voit plutôt des mœurs qui, en se contractant, retombent à l’état d’habitudes individuelles.

Les mœurs, fait collectif, doivent donc avoir pour cause un autre fait collectif. Et en effet si, au lieu de chercher par le raisonnement comment les choses auraient pu se passer, on observe dans l’histoire comment en fait elles se sont passées, on s’aperçoit que toute coutume sociale a pour origine une autre coutume sociale. Quand les causes qui ont déterminé la formation d’une coutume ont disparu ou se sont modifiées, celle-ci ne disparaît pas pour cela ; elle persiste en vertu de cette loi générale d’inertie que les mœurs subissent comme toute chose. Parfois il arrive qu’elle dure ainsi sans but et sans raison, véritable pétrification du passé ; mais le plus souvent elle conserve assez de souplesse pour s’adapter à d’autres fins et donner ainsi naissance à une coutume nouvelle : en fait, cette naissance n’est qu’une métamorphose. En tout cas, dans cette suite ininterrompue de coutumes qui s’engendrent les unes les autres, nous n’apercevons jamais le moindre vide ni le plus petit joint par où pût s’introduire l’artifice individuel.

Mais enfin, si nous remontons de coutumes en coutumes, que trouverons-nous à l’origine ? Encore des faits sociaux, à savoir des croyances et des pratiques religieuses. On pourrait ajouter, il est vrai, des prescriptions juridiques, mais comme elles sont indiscernables des préceptes religieux, la distinction est sans importance. Mais ici il faut s’entendre. Tous les moralistes ont reconnu qu’il y avait eu autrefois quelque rapport entre les mœurs sociales et les idées religieuses ; seulement ce rapport leur a généralement paru n’être qu’extérieur et superficiel. Les mœurs auraient été déterminées par des intérêts particuliers et la religion ne leur aurait prêté que la forme extérieure et l’autorité d’une sanction. Par exemple, si certaines peuplades tuent leurs enfants dès qu’ils sont nés, c’est, dit-on, parce qu’elles sont trop misérables pour les nourrir ; puis l’habitude une fois née et consolidée prend un caractère religieux. M. Wundt repousse cette explication, et n’admet pas qu’une coutume se soit formée en dehors de la religion. Si le sauvage tue son enfant, c’est pour le sacrifier aux dieux, de même qu’il leur offre les prémices de