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chose d’humain, cependant les dieux des religions naturelles (Natur-religionen) symbolisent le plus souvent des forces toutes physiques et qui n’ont guère de rapports avec la morale ni avec l’ordre social. Mais peu à peu les dieux, tout en conservant leur supériorité de nature, se rapprochent des hommes et s’humanisent. Le culte des forces naturelles est remplacé par celui des héros qui ne sont autre chose que des hommes divinisés. Enfin viennent les grandes religions monothéistes qui présentent toutes ce caractère qu’elles s’incarnent dans un homme, Moïse, Jésus, Mahomet. C’est ainsi que l’idéal religieux se dégage peu à peu du milieu physique dont il portait si fortement l’empreinte pour se concentrer dans une grande personnalité humaine et devenir vraiment moral. Les idées relatives à la sanction suivent naturellement la même évolution ; ce n’est plus l’exactitude dans les observances ou le manquement aux pratiques, mais le mérite ou le démérite moral que la religion punit ou récompense.

Si donc la morale a été primitivement confondue avec la religion, elle s’en est peu à peu séparée, puisqu’à la fin c’est sur elle que la religion se règle. Mais elle n’en est pas sortie immédiatement. Entre la religion et la morale proprement dite il y a un intermédiaire : ce sont les mœurs.

Les mœurs. On a vu quelquefois dans les mœurs de simples habitudes généralisées. Un individu adopterait une manière d’agir parce qu’il la trouve, et il serait imité par les autres, désireux de mettre à profit son exemple. L’habitude se répandrait de proche en proche, et d’individuelle qu’elle était deviendrait peu à peu collective. Mais cette théorie suppose à tort que l’individu est le principal moteur de la vie sociale. Le langage, les religions n’ont pas été un beau jour inventés par un homme dont l’exemple aurait été, de gré ou de force, suivi par ses semblables. De ce que les phénomènes collectifs n’existent pas en dehors des consciences individuelles, il ne s’ensuit pas qu’ils en viennent ; mais ils sont l’œuvre de la communauté. Ils ne partent pas des individus pour se répandre dans la société, mais ils émanent de la société et se diffusent ensuite chez les individus. Ceux-ci les reçoivent plus qu’ils ne les font, quoique chacun d’eux y ait collaboré, mais dans une mesure infinitésimale. C’est qu’en effet ces faits sont beaucoup trop complexes pour pouvoir être embrassés par un esprit particulier. Nous n’atteignons jamais que les conséquences les plus prochaines de nos actions même les plus simples ; comment pourrions-nous saisir les suites lointaines et obscures d’un phénomène qui se ramifie dans toutes les directions de l’organisme social ? D’autre part, l’individu est trop peu de chose pour pouvoir