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le progrès suivre son cours ou de l’arrêter ? Il est difficile de l’entendre, et il est même permis de dire qu’on ne l’entend pas du tout.

Voici une autre difficulté. D’où procède, par opposition aux doctrines qui font une place à la liberté, l’idée de cette nécessité qui seule transforme la doctrine de l’évolution en un système de philosophie ? Il est impossible d’extraire de l’expérience l’idée de la nécessité, parce que la contingence est le caractère de toutes les notions expérimentales. Il faut donc que l’affirmation de la nécessité soit le résultat d’une conception particulière du principe universel. C’est une affirmation relative à la suprême puissance, non pas envisagée dans ses manifestations, mais dans son essence même ; c’est-à-dire que c’est une conception proprement systématique. À quel système se rapporte-t-elle ?

La force universelle se manifeste comme matière et mouvement. Si c’est là tout, la mécanique est la science totale. La mécanique exprime toutes ses lois en formules mathématiques ; les mathématiques expriment la nécessité de la pensée ; on comprend donc que si l’évolution du monde se ramène exclusivement à la matière et au mouvement, l’idée de la nécessité s’impose a priori à l’étude des phénomènes. L’évolution ainsi entendue, l’évolution ramenant tout au monisme de la matière n’a rien de spécial dans ce qui la constitue essentiellement. C’est la doctrine de Démocrite et d’Épicure, d’Hobbes et du baron d’Holbach. La science contemporaine revêt ces vieilles pensées d’un vêtement nouveau, mais si le vêtement est changé, le corps de la doctrine reste le même. Il faut remarquer, en effet, que la pensée d’un monde fixe dans ses éléments, doctrine qui a amené par réaction, dans l’époque moderne, la théorie de l’évolution, a toujours été étrangère à l’école matérialiste. Cette école a toujours conçu un état primitif de la matière dont le monde actuel est sorti par un développement plus ou moins long. L’hypothèse de la nébuleuse primitive est nécessairement contenue, au moins en germe et virtuellement, dans tout système qui explique le monde par l’agrégation des atomes.

Leibniz raconte que, jeune encore, il avait « donné dans le vide et dans les atomes, car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination[1]. » Il n’était pas possible que l’homme qui devait être le principal inventeur du calcul infinitésimal persistât dans une conception de cette nature. Le matérialisme, en effet, est la doctrine des sens et de l’imagination ; et cette doctrine succombe au premier réveil d’une pensée sérieuse. M. Tyndall a dit, dans un discours sur l’évolution historique

  1. Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 3.