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La vie simple, c’est-à-dire la vie dégagée de tout élément psychique, procède-t-elle de la matière par une évolution intelligible, ce qui revient à demander si les lois connues de la physique et de la chimie rendent compte de l’existence des organismes ? Un certain nombre de savants l’affirment ; d’autres savants, dont la compétence égale celle des premiers, le nient. Ils affirment, avec M. Virchow, « que sur le point de jonction du règne inorganique au règne organique, nous devons simplement reconnaître qu’en réalité nous ne savons rien[1]. » Ils disent, avec Claude Bernard, que dans les manifestations de la vie, il y a quelque chose qui n’appartient ni à la physique ni à la chimie[2]. On ne peut pas dire que la réduction de la vie simple aux lois de la physique soit théoriquement impossible, puisque la vie simple ne se manifeste que par des phénomènes de mouvements, et que tout phénomène de mouvement peut être conçu comme ayant pour origine le mouvement universel de la matière. Mais, dans l’état actuel de nos connaissances, si l’on veut demeurer fidèle aux procédés d’une science prudente, il faut admettre, au moins provisoirement, qu’il existe dans les êtres vivants une cause spéciale de mouvement, ce qui s’oppose à l’affirmation de la continuité absolue des phénomènes. Il importe de signaler ici une cause d’erreur assez naturelle. Lorsqu’on considère la série des êtres, en partant du corps de l’homme et des animaux supérieurs, et en descendant jusqu’aux protozoaires et à ces microbes dans lesquels on cherche aujourd’hui l’origine des maladies, on voit le principe de l’organisation se manifester avec une puissance toujours décroissante. Les êtres placés le plus bas dans l’échelle de la vie semblent moins distants de la molécule chimique qu’ils ne le sont des organismes d’un ordre supérieur. Si l’on s’arrête à cette considération, on est tenté d’établir le passage des substances inorganiques aux êtres organisés, sans se demander si ce passage n’est pas un saut de la pensée qui franchit, d’une manière indue, une ligne de démarcation véritable. Les mathématiques fournissent ici une indication que l’on aurait tort de négliger. La quantité peut décroître indéfiniment dans la pensée, mais le zéro est une limite dont elle s’approche sans jamais l’atteindre. Entre zéro et une quantité infinitésimale aussi atténuée qu’on la conçoive il n’y a pas de passage. S’il existe dans les êtres vivants un principe de mouvement distinct de celui qui préside au mécanisme physique, ce principe peut diminuer indéfiniment dans ses manifestations sans qu’on soit autorisé pour cela à le considérer comme nul.

  1. Revue scientifique du 8 décembre 1877, page 540.
  2. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, page 162.