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de tous les phénomènes affectifs. Nous n’avons pas toujours faim ni soif, nous ne sommes pas capables, en général, d’être toujours amoureux, ambitieux, etc. Il arrive qu’à de certains moments les sentiments même les plus tenaces ne persistent pas dans la conscience, les tendances les plus enracinées cèdent quelquefois à d’autres. Si donc nous voulions exprimer graphiquement l’évolution d’un sentiment par une ligne ascendante et descendante nous n’aurions pas, en étant exact, une ligne pleine, mais une ligne interrompue, où les intervalles qui sépareraient les diverses parties de la ligne représenteraient les moments pendant lesquels le sentiment est absent de la conscience.

Mais ces oscillations ne sont que momentanées, elles n’empêchent nullement l’évolution et la dissolution générale des sentiments ; on peut comparer vaguement l’évolution générale du sentiment au cours des jours et des nuits d’un solstice d’hiver à l’autre. Les jours disparaissent toujours pour faire place à la nuit, mais ils reparaissent continuellement plus longs jusqu’à ce qu’ils aient atteint leur maximum de durée, ils recommencent alors à décroître, toujours séparés par des intervalles sans clarté.

Cette dernière phase, la phase de la décroissance, dans le sentiment peut, tout en étant la même pour la conscience, être amenée par des processus opposés, selon que la tendance devient une habitude et se transforme en instinct ou bien qu’elle est complètement rejetée. Les deux processus ont pour la conscience des ressemblances très grandes, et en effet ils sont produits dans des circonstances immédiates analogues, dans les deux cas en effet la force psychique employée à produire ces phénomènes cérébraux particuliers qui s’accompagnent de conscience va toujours en diminuant, et si cette diminution se fait dans les deux cas d’une manière analogue, sans secousses, les deux processus ne diffèrent pas en eux-mêmes, au point de vue psychologique, mais seulement par les autres phénomènes psychologiques qui peuvent les accompagner. La ressemblance psychologique est telle qu’on s’y trompe parfois et que l’on s’étonne de ne plus éprouver un sentiment, de ne plus avoir une tendance que l’on croyait passée en habitude. Le fait opposé se produit aussi et l’on est étonné parfois de remarquer combien l’on était attaché à certaines personnes. « Je me suis aperçu depuis quinze jours, dit Flaubert après la mort de sa mère, que ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé ! C’est comme si on m’avait arraché une partie de mes entrailles. » (Lettres à George Sand, p. 186.) Nous voyons que si, au contraire, nous considérons l’homme dans son ensemble et si c’est à lui que nous rap-