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assez connue. « Nous ne disons pas que le mal doit exister pour faire ressortir le bien par un contraste extérieur. Nous avons depuis longtemps rejeté à bon droit cette opinion. Nous disons seulement que la volonté mauvaise (evil will) est un élément vaincu dans la bonne volonté et qu’elle est, comme telle, nécessaire à la vertu » (p. 455) ; et plus loin : « Mon acte bon est bon précisément à cause du mal qui existe dans l’élément vaincu. Sans le moment mauvais et effectif qu’il contient, l’acte, pris dans son ensemble, pourrait être au plus innocent, mais ne pourrait être bon » (p. 453). « L’absence d’impulsion mauvaise ne laisserait que l’innocence en l’instant ou l’instinct, état sans valeur morale » (morally insipid and colorless) » (p. 459). Outre que cette raison, à supposer qu’elle fût acceptée comme bonne, ne donnerait pas l’explication de toutes les variétés du mal, elle ne peut guère passer pour concluante. Il est assez étrange, bien que compréhensible, qu’on trouve plus de valeur morale à un homme qui fait le bien avec peine qu’à celui qui le fait sans lutte. Je me souviens bien que, étant enfant et assez négligent pour mes devoirs de lycée, j’essayais de faire croire chez moi que, naturellement très paresseux, j’avais beaucoup de mérite à travailler, si peu que ce fût ; l’argument ne me semble pas pourtant très concluant et on le goûtait peu. Un caissier qui a besoin de toutes ses forces morales pour s’abstenir de voler son patron est-il plus vertueux que celui qui ne peut même être tenté de voler ? Le moment mauvais de la conduite est-il une condition indispensable de la valeur de la conduite ? Il m’est impossible de l’admettre. Ce n’est pas que l’opinion courante ne repose sur un fait réel, mais l’interprétation est fausse. Je suis toujours quelque peu surpris de voir qu’on dédaigne tant et qu’on trouve ennuyeuse même la vertu assez forte pour triompher sans lutte, et la nature assez morale pour que le bien seul puisse se manifester en elle. Nous sommes vraiment bien blasés. Ou plutôt ne serait-ce pas que nous ne rencontrons pas assez, en réalité, ce genre de vertu pour le bien apprécier ? ou enfin si c’est une nécessité pour l’homme d’aimer la lutte et de se plaire dans cet état, faut-il ériger cette nécessité en loi idéale et faire de notre faiblesse un fondement de la moralité absolue ?

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire au sujet de l’ouvrage remarquable de M. Royce. Je dois me borner à signaler quelques chapitres importants et très suggestifs, sur l’altruisme et l’égoïsme, et en particulier ce qui concerne l’égoïsme de la sympathie, le pessimisme, le monde des postulats, les discussions éparses çà et là sur la théorie évolutionniste, et la portée qu’il convient de lui attribuer. Quoique je ne sois pas toujours de l’avis de l’auteur, je terminerai en disant que j’ai été très frappé du mérite de son livre et que je crains de ne pas l’avoir suffisamment mis en lumière.

F. Paulhan.