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Que reste-t-il d’après cela pour composer la trame immense des événements de ce monde ? Des sensations actuelles ou possibles, et rien de plus. Est-ce à dire que la sensation envisagée et définie comme on la définit d’ordinaire, c’est-à-dire comme un phénomène ne comportant rien d’immuable et d’absolu, constitue à elle seule une explication suffisante, et du monde intérieur de nos pensées, et du monde extérieur des choses sensibles ? Nous sommes bien éloigné de le prétendre ; car, à notre avis, la notion de phénomène n’exprime pas tout ce que l’on trouve dans la sensation, et nous croyons bien y découvrir quelque chose de plus, qui est absolu et qu’on appelle l’esprit[1]. Mais nous n’avons pas besoin pour le moment de faire appel à des considérations de cet ordre. Puisque ce n’est point à des phénoménistes que nous avons affaire ici, mais bien à des réalistes avec lesquels nous sommes d’accord pour penser que l’esprit n’est pas une simple collection de sensations, mais une réalité subsistant en soi, et un être au sens le plus absolu du mot, il nous sera permis de résumer pour eux l’idéalisme tel que nous le comprenons en cette formule brève à laquelle eussent souscrit certainement Leibniz et Berkeley : Tout n’est qu’esprit ou représentation d’un esprit.

VI

Cette doctrine étonne : on éprouve de la peine, et souvent une invincible répugnance à ramener à l’esprit tout seul et à ses représentations, c’est-à-dire à l’esprit encore, cet univers tout entier avec ses lois encore inconnues et ses merveilles encore inexplorées, mais pourtant entrevues ; et cependant c’est une nécessité à laquelle la raison ne peut échapper sous peine de se renoncer elle-même. Nous nous proposons de montrer maintenant que la thèse proprement réaliste, c’est-à-dire celle qui reconnaît l’existence dans le monde d’un autre absolu que l’esprit, est en contradiction formelle avec le grand principe de la raison suffisante ou de l’universelle intelligibilité. C’est une chose étrange que ce principe étant, comme il l’est, admis par tout le monde, tant de philosophes en contestent même les plus évidentes et les plus immédiates applications.

Nous disons que le principe de l’universelle intelligibilité est admis par tout le monde. Cela, au premier abord, a un peu l’air d’un paradoxe. Les sciences, positives par exemple, semblent s’en occuper fort peu. Voyons pourtant si elles y sont réfractaires. Un phénomène est

  1. Voir l’ouvrage indiqué plus haut.