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DUNAN. — les théories métaphysiques

conditions données, voilà tout ce que je sais ou ce que je puis savoir sur l’objet en question. Ainsi, tout compte fait, la feuille de papier que voilà est pour moi une certaine blancheur, unie à une certaine flexibilité, unie à une certaine épaisseur, unie à une certaine combustibilité, etc. Vais-je supposer qu’elle est autre chose encore, et lui attribuer une nature en dehors de ce que je perçois ou de ce que je peux percevoir ? Mais ce serait parler dans le vide, et justement les réalistes ont la prétention de parler au nom du bon sens, et de ne dire que des choses claires. Il reste maintenant à déterminer ce qu’est la blancheur, et ce que sont les qualités similaires. La réponse du sens commun vulgaire est celle-ci : Ce sont des qualités de l’objet. Le sens commun philosophique pourtant, si on le presse, ira jusqu’à confesser que ce sont des données de la sensation. Nous disons, nous : Ce sont nos sensations mêmes. Et en effet, qu’est-ce donc que la sensation, si la blancheur n’en est qu’une donnée, c’est-à-dire en somme un contenu ? S’il existe quelqu’un qui en ait une idée, nous serions enchanté qu’il nous fit part de sa découverte ; attendu que le mot sensation, s’il ne doit plus servir à désigner des choses telles que la blancheur de ce papier ou sa flexibilité, est pour nous absolument vide de sens. Les qualités des corps sont donc des sensations, objectivées sans doute, — nous n’avons pas à examiner ici pourquoi ni comment[1], — mais enfin ce sont des sensations actuelles ou possibles ; et, si l’objet est, comme nous l’avons vu, un groupe de qualités telles que la couleur, la solidité, et autres semblables ; si, d’autre part, la couleur, la solidité, et les autres qualités semblables ne sont rien autre chose que des sensations, n’est-il pas évident que l’objet lui-même, ici, par exemple, la feuille de papier, n’est qu’un groupe de sensations ?

Ainsi, quoi que nous fassions, un objet est toujours pour nous un groupe de sensations actuelles ou possibles. Quand nous posons ce que nous appelons un objet, ou un quelque chose, comme existant en dehors de nous, nous ne faisons rien en somme qu’objectiver une série de sensations ; et tout notre effort ne peut aller qu’à comprendre dans cette série des sensations que nous n’avons jamais éprouvées, dont par conséquent nous n’avons pas la moindre idée. Quant à ce prétendu quelque chose qui serait comme le substratum de toutes nos sensations objectivées et converties en qualités et en attributs indépendants de nous, c’est une abstraction réalisée, ce n’est pas une chose.

  1. Cette question a fait l’objet d’une étude spéciale dans notre Essai sur les formes a priori de la sensibilité, chap.  VIII. Paris, 1884. Alcan.