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vie, s’ils en avaient compris les principes. L’ordre moral a son fondement dans la conscience, mais ce que la conscience ordonne avant tout, c’est de chercher. La base théorique de l’ordre moral, c’est la connaissance de nous-même, et la connaissance de nous-même est inséparable de celle du monde, parce qu’elle renferme celle de notre position dans le monde. Rien n’est plus dangereux que les conflits de la conscience morale et de la science, qui souvent, sous diverses formes, le voulant ou sans le vouloir, s’est attaquée aux bases de l’ordre moral. La négation explicite de l’ordre moral dans ses caractères spécifiques est à la mode aujourd’hui. C’est un très grand malheur assurément, mais la négation implicite qui en prévalait autrefois n’est peut-être pas beaucoup moins dangereuse. C’est là le point spécial sur lequel il m’importe aujourd’hui d’insister pour faire entendre les raisons qui me portent à l’évolutionisme, et ma façon personnelle de m’expliquer l’évolution.

Saint Augustin, saint Thomas, la métaphysique des docteurs de l’Église en général, des docteurs protestants aussi bien que des catholiques, n’a pas pu concevoir la puissance infinie de Dieu sans attribuer à sa causalité tout ce qui arrive, et leurs efforts pour concilier cette doctrine avec la réalité du mal en statuant la liberté des agents apparents, n’ont abouti qu’à des contradictions violentes qu’on s’est efforcé d’ériger en articles de foi. Suivant cette théologie, qui n’est pas encore bien remplacée, l’homme est à la vérité l’auteur du mal ; mais le mal n’est rien, car l’homme ne saurait proprement être auteur de rien, ce qui conduirait rapidement un esprit libre de suivre l’évidence à conclure que l’homme n’est rien, d’où résulterait en définitive qu’en créant, Dieu n’a rien fait. Ainsi l’affirmation de la causalité divine absolue se détruirait elle-même. Sans presser ces conséquences, on voit le sérieux du mal, on voit la liberté des créatures, on voit l’ordre moral tout entier disparaître devant cette métaphysique, dont la prédestination des uns au salut, des autres à la damnation, n’est que l’expression populaire. Ceux qui reculaient devant ces conséquences, lorsqu’elles étaient franchement exposées, avaient imaginé de distinguer entre la prédestination et la prescience des actions libres, qu’on ne saurait, pensaient-ils, refuser à Dieu sans borner son intelligence. Mais la prescience nécessaire est à l’intelligence absolue exactement ce que la prédestination est à la puissance absolue. Si l’infini de nature implique l’incapacité de se limiter soi-même, ce qui est le fondement commun des deux doctrines, il faut nécessairement les statuer l’une et l’autre ; et cela d’autant plus que la distinction qu’on veut établir entre elles est absolument illusoire. Il saute aux yeux que le fondateur d’un ordre