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CH. SECRÉTAN. — évolution et liberté

III

Nous venons d’indiquer un motif pour considérer le transformisme et l’évolution comme exprimant la succession des phénomènes ; cherchons maintenant comment on pourrait l’expliquer sans entrer en conflit avec les intérêts de la morale, c’est-à-dire avec l’évidence :

Il y a de fortes raisons, des raisons suivant moi décisives, pour écarter l’interprétation des phénomènes qu’essayent les philosophes naturalistes et les naturalistes philosophes suivant lesquels la nécessité mécanique suffit à tout expliquer.

Mais si l’interprétation mécaniste de l’évolution créatrice n’aboutit pas, l’interprétation théologique ordinaire soulève à son tour les objections les plus graves, naissant de la prépondérance de la douleur dans le monde et de ce qu’on pourrait appeler la préformation du mal moral avant l’apparition de l’humanité. En outre, une foule de détails sont inexplicables dans la supposition de cette théologie que tout fait naturel doit avoir un but et présenter une utilité. Ainsi les organes rudimentaires qui rappellent un type général sans servir de rien aux espèces qui les possèdent, comme la petite queue, par exemple, qui se dissimule sous notre peau. D’un autre côté, la supposition d’un plan suivi pour l’amour de ce plan lui-même, de cette prédilection pour les moyens simples, par exemple, à laquelle le Dieu de Malebranche sacrifie délibérément le bonheur des créatures, ne mérite pas plus une réfutation que tant d’autres fantaisies anthropomorphiques du même acabit.

Heureusement on n’est pas réduit à choisir entre ces deux sortes d’hypothèses. Pour entendre comment se succèdent les espèces vivantes ainsi que pour tant d’autres problèmes soulevés pas le spectacle du monde, nous ne sommes pas du tout pressés entre l’admission d’un mécanisme universel qui n’aboutit pas, et l’intervention incessante d’un être parfaitement bon pour accomplir des résultats que nous ne pouvons nous empêcher de trouver souvent misérables et détestables. Le fait absolument incontesté que les êtres vivants poursuivent des fins avec conscience suffit à maintenir la finalité dans toute explication logique des choses. Nous voyons dans la nature des traces innombrables d’intelligence et de dessein ; mais nous y voyons beaucoup de desseins avortés. Nous n’y trouvons pas la preuve d’une intelligence et d’une volonté parfaites exécutant leurs plans sans obstacle. Nous y voyons au contraire une intelligence imparfaite, disposant de moyens bornés avec un art souvent en défaut, bien qu’il surpasse infiniment le nôtre. C’est le sens populaire du mot Nature, demi-personnification qu’on peut sans doute