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faire le mal, aucune ne saurait transformer le méchant en homme vertueux. Comme toute autre doctrine morale, l’utilitarisme fait appel à l’intelligence de celui en qui il suppose le sentiment moral. Il propose à celui qui veut faire le bien, de chercher le plaisir et de fuir la douleur ; il lui indique ensuite les lois arithmétiques qui lui permettront d’atteindre ce but ; l’égoïste pourra préférer son bonheur à celui de ses semblables ; il ne trouvera aucun argument rationnel pour justifier son choix. De plus la morale positive des différents peuples, en tant qu’elle est identique, implique une tendance à maintenir et à augmenter le bien-être de la société. L’utilitarisme montre que l’accomplissement du devoir est indispensable à la sécurité et au bien des sociétés ; que s’il était supprimé, la terre serait changée en enfer ou plutôt que l’humanité cesserait d’exister ; il explique enfin quel est le fondement des différentes vertus.

L’intuitionisme, au contraire, supprime la distinction du bien et du mal, car ce qui paraît bon à telle conscience, paraît mauvais à telle autre ; et il n’a pas de principe qui lui permette de déterminer laquelle a raison et laquelle a tort. Ses préceptes manquent de clarté et de précision et ils ne peuvent devenir clairs et précis qu’en faisant appel à des raisons empruntées à l’utilitarisme.

En résumé, l’utilitarisme admet les préceptes que formulent les intuitionistes ; il leur trouve un fondement et les justifie ; il fournit une décision dans les cas où ces prescriptions entrent en conflit. Sans doute, il a à lutter avec plus d’une difficulté ; mais il a pour lui un si grand nombre ce preuves, il harmonise si bien toutes nos représentations morales qu’il sortira victorieux de toutes les attaques.

Les travaux de MM. Janet, Carrau et Guyau ont présenté aux lecteurs français toutes les objections qui pouvaient être faites à l’utilitarisme et l’opuscule de Bergmann ne nous apprend rien de nouveau. Il en est à peu près de même de celui de Gizycki ; les ouvrages de Mill, de Spencer sont entre les mains de tous ; les travaux de Sidgwick ont êté analysés et appréciés dans la Revue Philosophique. Mais nous avons insisté sur l’un et l’autre pour montrer quel changement s’accomplit en Allemagne dans la direction philosophique. On avait déjà remarqué que le transformisme darwinien a eu le plus grand succès auprès de quelques-uns des successeurs de Hegel ; que les recherches expérimentales avaient pris en Allemagne une importance considérable avec Fechner, Wundt et leurs disciples. La tendance empirique prévaut actuellement en morale chez quelques philosophes allemands. La patrie de Kant revendique les doctrines de Bentham ; l’impératif catégorique cède la place à l’utilitarisme : c’est là à coup sûr un fait qui ne manque pas d’intérêt et sur lequel il nous a paru utile d’attirer l’attention de nos lecteurs.

F, Picavet.