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sont diffuses dans tout l’organisme. Chacun pense et sent librement, et les idées ou les impressions spontanément émises de tous les points de la société, circulent également sans contrainte. C’est de ce libre concours que se dégagent le cœur et l’esprit de la nation. Cependant, pour ne pas rester stérile, cette activité se règle et s’ordonne. Une fois qu’ils ont résisté à l’épreuve des faits et du temps, les sentiments comme les opinions se condensent peu à peu en formules, s’objectivent sous forme de principes que tout le monde admet, qui en un mot, font autorité. Tels sont les grandes vérités de la science, les dogmes de la religion, les aphorismes de l’expérience vulgaire, les prescriptions de la mode, etc. Souvent cette autorité n’est pas celle d’un jugement abstrait, mais d’un homme. Dans la spéculation comme dans la pratique, à la fabrique et à la Bourse, dans les parlements et dans les salons, il y a des hommes qui font la loi, qui donnent le ton, et dont tout le monde suit sans discussion les conseils et l’exemple.

Contrairement à l’intelligence et à la sensibilité, la volonté sociale ne résulte pas de la fusion spontanée des volontés individuelles ; car, celles-ci, abandonnées à elles-mêmes, s’attachent à mille objets différents. Or, si deux jugements contradictoires peuvent sans inconvénient coexister dans la conscience, deux actions opposées ne peuvent occuper le même espace. Dans le premier cas la variété est une richesse, dans le second une cause de désordre et d’impuissance. Un esprit large peut, presque en même temps, penser une chose et son contraire, mais il ne peut pas à la fois agir et s’abstenir. Entre deux partis, il faut qu’on choisisse. Il faut donc que quelqu’un dans la nation soit chargé de choisir et de décider. Sans doute une autorité est également nécessaire pour coordonner les intelligences et les sensibilités particulières ; mais elle n’a pas d’organisation précise ; elle s’établit ici ou là suivant les besoins et les circonstances ; elle n’est d’ailleurs que consultative. Au contraire celle qui est chargée de vouloir pour le compte du pays est faite pour commander et doit être obéie. C’est pourquoi elle est concentrée sur certains points déterminés du territoire, et n’appartient qu’à certaines personnes, clairement désignées. De même, les principes qui règlent l’activité collective ne sont pas des généralisations indécises, de vagues approximations, mais des lois positives et dont la formule est, une fois pour toutes, nettement arrêtée.

Cependant le rôle du public n’est pas une soumission purement passive il participe à cette activité qu’il ne dirige pas. En effet, les lois ne doivent pas l’existence à la seule volonté du législateur. Elles sont immanentes à la société, comme les lois de la pesanteur aux corps. L’État ne crée pas les unes, ni le savant les autres. Le droit et la morale sont simplement les conditions de la vie commune ; c’est donc le peuple qui les fait, pour ainsi dire, et les détermine en vivant. Le législateur les constate et les formule. Aussi n’est-il pas indispensable. S’il n’intervient pas, le droit n’en subsiste pas moins à l’état de coutume, à demi inconscient, il est vrai, mais non moins efficace. Il perd