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Mais comment se représenter cette conscience nationale ? Est-ce un être simple et transcendant, planant au-dessus de la société ? Libre au métaphysicien d’imaginer ainsi au fond des choses une essence indivisible ! Ce qui est certain, c’est que l’expérience ne nous montre rien de pareil. L’esprit collectif n’est qu’un composé dont les esprits individuels sont les éléments. Mais ceux-ci ne sont pas juxtaposés mécaniquement et fermés les uns aux autres. Perpétuellement en commerce par l’échange des symboles, ils se pénètrent mutuellement ; ils se groupent suivant leurs affinités naturelles, se coordonnent et se systématisent. Ainsi se forme un être psychologique tout à fait nouveau et sans égal dans le monde. La conscience dont il est doué est infiniment plus intense et plus vaste que toutes celles qui vibrent en lui. Car elle est « une conscience de consciences ». En elle se trouve condensée à la fois toute la vitalité du présent et du passé, Maintenant n’est-elle que le phénomène d’un substrat invisible ? c’est ce que l’entendement ne peut savoir. Mais ce n’est pas une raison pour refuser à la psychologie sociale le droit d’exister. La psychologie individuelle ne nous apprend pas davantage si l’âme existe et quelle en est la nature. Toutes ces hypothèses sont objets de foi, non de science. Cependant il ne faudrait pas de ce rapprochement conclure à une identité psychologique entre l’individu et la société. Assurément, il plaît à l’imagination de se représenter la conscience individuelle comme une conscience sociale ; les cellules nerveuses joueraient le rôle de citoyens, le cerveau tiendrait la place de l’État. Mais ces prétendues explications ne sont que des métaphores, des fictions commodes pour l’esprit, mais sans valeur scientifique Nous ne savons pas quelle est la substance de la pensée. Nous ne savons pas davantage comment les ganglions nerveux communiquent entre eux. Nous n’avons pas plus le droit de dogmatiser sur la conscience cellulaire que sur l’âme spirituelle. Métaphysique d’un côté, métaphysique de l’autre. On parlait de l’âme autrefois, maintenant on ne parle plus que d’organismes. On a remplacé une hypothèse par une autre, un mot par un autre. Mais la science ne gagne rien à de pareilles substitutions[1].

Mais, pour ce qui concerne la société, nous ne sommes pas tenus à la même réserve. Ici, il n’y a rien d’inconscient ni de mystérieux. Pour savoir comment les unités sociales agissent les unes sur les autres, nous n’avons qu’à ouvrir les yeux. Nous pouvons donc affirmer qu’une conscience collective n’est autre chose qu’un système solidaire, un consensus harmonique. Et voici quelle est la loi de cette organisation. Chaque masse sociale gravite autour d’un point central, est soumise à l’action d’une force directrice, qui règle et combine les mouvements élémentaires, et que Schaeffle appelle l’autorité. Les différentes autorités se subordonnent à leur tour les unes aux autres et voilà comment, de toutes les activités individuelles, résulte une vie nouvelle à la fois une et complexe.

  1. B. u. L. 419, 426.