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ANALYSES.schaeffle. Le corps social.

retrouver la société elle-même comme en raccourci. Et en effet, elle a ses tissus et ses organes. Elle occupe une partie du sol qu’elle approprie à ses besoins. Elle a ses institutions protectrices et défensives (vêtements, chauffage, clôture, etc.). Elle a une organisation économique, une industrie, une vie intellectuelle. Si la famille est ainsi une sorte d’organisme complet, c’est qu’autrefois elle se suffisait à elle-même et était à elle seule toute la société. Elle a même conservé de cet état primitif une tendance expansive et envahissante. Dès qu’il y a une place vide dans la société, elle la prend ; une fonction est-elle délaissée par la communauté, elle s’en empare. C’est ainsi qu’elle est devenue maîtresse du capital. Mais à mesure que la nation s’organise, les fonctions de la famille se spécialisent. Dans une société adulte son seul rôle serait d’assurer la perpétuité de la vie physique et intellectuelle. Mais elle seule peut remplir cette tâche. Et voilà pourquoi, en dépit des utopies communistes il n’y aura jamais d’état sans famille.

III. D’ordinaire, on ne distingue dans la société que des individus et familles d’une part, et de l’autre ces grandes institutions qui, comme l’Église, l’Université, l’État, peuvent être vraiment appelées les organes de la nation. Mais on omet alors un intermédiaire. Ici, comme chez l’animal, les éléments anatomiques commencent par se juxtaposer de manière à former les tissus. Ce sont seulement ces derniers qui formeront les organes. Une sociologie complète doit donc comprendre une histologie.

Il y a deux espèces de tissus sociaux. Les uns sont exclusivement destinés à relier entre elles les cellules sociales, à les réunir en masses compactes et cohérentes, à protéger, en un mot, contre toute dissolution l’unité nationale. Par eux-mêmes ils sont amorphes et indifférents. Ils n’ont ni fonctions, ni formes spéciales. D’habitude ils laissent au repos les individus qu’ils unissent ; mais la moindre excitation suffit pour les irriter et pour dégager tout à coup une activité cachée, et qui s’organise comme par enchantement. En temps de paix, le patriotisme dort invisible au fond des consciences. Que la guerre éclate, et c’est lui qui mène tout.

Ces sortes de tissus ou de liens sociaux (Binde-Gewebe) sont au nombre de huit : ils dérivent de l’unité 1o d’origine ; 2o de territoire ; 3o d’intérêts ; 4o d’opinions ; 5o de croyances religieuses ; 6o des instincts de sociabilité ; 7o et 8o de la communauté des traditions historiques et de la langue. Ces différents liens ne parcourent pas la société parallèlement. Mais ils s’entrelacent de mille manières. Ils se croisent dans le cœur de chaque individu. Aussi, si l’un d’eux vient à se briser, les autres suffisent à maintenir la masse qui tend à se détacher de l’organisme. C’est pourquoi, un peuple qui présenterait, purs de tout mélange, ces huit caractères, qui aurait une langue nationale, le culte de son histoire, un patriotisme exclusif, une parfaite unité religieuse, politique, économique, géographique et ethnographique, formerait un tout solide, inébranlable,