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ANALYSES.schaeffle. Le corps social.

II. La matière dont est faite la société comprend un double élément : l’un passif, l’autre actif, les personnes et les choses.

C’est une des idées neuves du livre. D’ordinaire, la richesse semble ne servir que d’aliment à la société. Schaeffle lui découvre un rôle nouveau : il en fait un des éléments histologiques du corps social. Elle est le lien qui rattache entre elles les consciences dont est composée la nation. Elle fait passer les idées d’un esprit dans l’autre. Elle fait même communiquer les générations entre elles. C’est ainsi que l’esprit des anciens est parvenu jusqu’à nous, fixé dans leurs monuments historiques et littéraires. La richesse est donc un symbole. Or, tout symbole a deux faces. D’un côté, il exprime la conscience d’où il émane ; il en est comme l’équivalent. De l’autre, grâce à cette équivalence même, il excite chez autrui un mouvement analogue à celui qui l’a produit. Les richesses présentent aussi ce double aspect : elles sont à la fois des moyens d’expression et de communication (Güter der Darstellung und Mittheilung).

Mais la source de la vie que la richesse transmet, c’est l’individu. Il ne s’agit pas ici de l’homme tel que l’a rêvé Rousseau, de cet être abstrait, né pour la solitude, et n’y renonçant que tardivement par une sorte de sacrifice volontaire et à la suite d’une convention réfléchie. Tout homme est, au contraire, né pour la société et dans une société. Ce qui le prouve, ce n’est pas seulement sa merveilleuse aptitude à se spécifier et par conséquent à s’unir ; c’est encore son impuissance à vivre dans l’isolement. De la somme de nos connaissances, de nos sentiments, de nos habitudes soustrayez tout ce qui nous vient de nos ascendants, de nos maîtres, du milieu où nous vivons, que nous restera-t-il ? Vous aurez retranché du même coup tout ce qui nous fait vraiment hommes. Mais outre ce qui nous arrive ainsi du dehors, il y a en nous, à ce qu’il semble, quelque chose d’intime et de personnel qui est notre œuvre propre ; c’est notre idéal. Voilà enfin un monde où l’individu règne seul et où la société ne pénètre pas. Le culte de l’idéal ne suppose-t-il pas une vie tout intérieure, une âme repliée sur elle-même et dégagée du reste des choses ? L’idéalisme n’est-il pas la forme à la fois la plus élevée et la plus orgueilleuse de l’égoïsme ? Tout au contraire, il n’est pas de lien plus puissant pour rattacher les hommes entre eux. Car l’idéal est impersonnel ; il est le bien commun de l’humanité. C’est vers ce but obscurément entrevu que convergent toutes les puissances de notre nature. Plus nous en prenons nettement conscience, et plus nous nous sentons solidaires. C’est même là ce qui distingue la société humaine d’entre toutes les autres, elle seule peut être mue par ce besoin d’un idéal universel.

On objectera peut-être que dans ces conditions l’homme ne s’appartient plus, et on demandera ce que deviennent sa liberté et sa personnalité. Si par ces mots on entend la faculté de violer le principe de causalité, de s’abstraire de tout milieu pour se poser comme un absolu, il n’y a aucun mérite à en faire le sacrifice. C’est une indépendance sté-