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que les idées et les sentiments, soustraits à la critique, se fixent dans les esprits sous forme d’instincts, d’habitudes, de traditions et de préjugés. Il faut, en un mot, que l’évolution sociale devienne automatique et réflexe. Schaeffle repousse cette doctrine[1], qu’il appelle un mysticisme historique. Pour lui, la conscience collective est avant tout faite d’idées claires. Sans doute, les sociétés naissent spontanément ; mais cette spontanéité est réfléchie. Il va jusqu’à voir dans le consensus social, un produit de l’art et le résultat d’adaptations conscientes[2].

S’il en est ainsi, la sociologie n’en est pas un simple prolongement et comme le dernier chapitre de la biologie. Entre ces deux sciences il y a une solution de continuité comme entre leurs objets. Il faut revenir à la conception de Comte. Il est d’ailleurs remarquable « que personne n’a sérieusement entrepris de faire la théorie de l’homme social comme si elle était une partie de la zoologie. » Assurément, la connaissance des phénomènes vitaux pourra fournir au sociologue une idée directrice et des suggestions fécondes. Il n’en est pas moins certain que la science sociale, étudiant un monde nouveau, doit avoir une méthode nouvelle.

Cette méthode n’est pas simple et ne saurait être définie d’un mot. Elle comprend une foule de procédés qu’il faut savoir employer tour à tour et combiner suivant les cas. On peut dire pourtant qu’elle sera essentiellement inductive. Sans doute, l’induction n’est pas facile à pratiquer en matière sociale. On ne peut isoler par l’expérimentation les phénomènes entre lesquels on présume une relation causale. De plus, chaque fait résulte d’une infinité de causes et il est mal aisé de déterminer quelle part chacune d’elles a prise à la production de l’effet commun. Cependant, il y a lieu d’espérer que la statistique atténuera bientôt ce double inconvénient. Il est vrai qu’elle a jusqu’ici rendu peu de services. Mais il ne faut pas oublier qu’elle date d’hier. Quand elle aura été méthodiquement appliquée pendant plusieurs siècles, il est impossible qu’elle ne fournisse pas une riche matière à l’induction sociologique. D’ailleurs, par une heureuse réaction, en même temps que le perfectionnement de la méthode rendra la science plus objective, celle-ci rendra la méthode plus efficace. Quand la sociologie aura trouvé les principaux éléments du corps social et leur corrélation, elle aura du même coup tracé le cadre dans lequel seront disposés désormais les renseignements de la statistique. Celle-ci ne sera plus alors un amas de connaissances mal liées, mais un ensemble de faits systématiquement divisés, et qui figurera, pour ainsi dire, les rapports naturels des choses.

C’est dans ce but et avec cet espoir que Schaeffle entreprend sa minutieuse analyse dont voici les principales conclusions.

  1. B. u. L. 84.
  2. id. 12. — V. sur le même sujet 8, 9 et sq. 17, 51, 594, etc.