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ANALYSES.schaeffle. Le corps social.

cellule l’élément indivisible et simple de l’organisme, mais le centre d’un petit organisme élémentaire dont l’action s’étend sur tout un territoire, surtout un monde intra-cellulaire. L’unité sociale n’est pas davantage l’individu physique tout nu, mais uni à une certaine partie de matière qu’il anime, qu’il organise, et qui participe par lui à la vie sociale.

Et pourtant la société n’est pas un organisme. Assurément, aucun sociologue n’a complètement identifié ces deux termes : M. Spencer et M. Espinas les rapprochent sans les confondre. Mais où d’autres n’aperçoivent qu’une différence de degré, Schaeffle trouve une opposition de nature. Lors de la première édition de son livre, on avait cru voir en lui un disciple fidèle de Spencer et de Hacket. Il proteste, non sans vivacité, contre une pareille interprétation[1]. S’il a parlé d’histologie sociale, d’organographie sociale, c’est par pure métaphore. Le lecteur est averti.

C’est que, en effet, les membres des sociétés humaines sont rattachés les uns aux autres, non par un contact matériel, mais par des liens idéaux. Sans doute, M. Espinas a dit, lui aussi, qu’une nation était un organisme d’idées. Mais en même temps il attribuait aux éléments du corps vivant une sorte de vie psychologique plus ou moins diffuse : ce qui comblait l’abîme. Schaeffle n’admet pas cette conception qui lui parait avoir tout juste la valeur d’une hypothèse[2] métaphysique. Entre l’organisme et la Société il y a une solution de continuité. L’un est formé mécaniquement, l’autre sous l’influence de l’idée. Là règnent les causes efficientes, ici les causes finales[3]. Il y a une ligne de démarcation nettement tranchée. C’est seulement avec l’homme qu’apparaît cette forme nouvelle d’existence. Elle est sans antécédent historique. Sans doute, l’étude des sociétés animales a son intérêt, et Schaeffle rend pleinement justice au livre de M. Espinas qu’il résume dans son Introduction. Seulement elles ne sont pas une préparation effective, mais un prélude (Vorspiel), une figure anticipée des sociétés humaines qui paraîtront plus tard[4]. De plus, en même temps qu’il fait pénétrer jusque dans les dernières cellules du corps une sorte de conscience obscure, M. Espinas, pour diminuer les distances, cherche à restreindre dans la vie sociale la part de la conscience claire et des idées réfléchies[5]. C’est qu’en effet, que l’homme soit libre ou non, quand il agit après avoir délibéré, il marque ses actions d’une empreinte personnelle qui ne se prête pas à la généralisation, et il devient une source de changements inattendus qui déroutent les prévisions scientifiques. Pour que l’individu d’abord, la société ensuite deviennent objets de science, il faut

  1. B. u. L. 8 et 10.
  2. id. 396.
  3. B. u. L. 63.
  4. id. 7. — V. aussi dans le dernier chapitre du livre.
  5. Sociétés animales, 133 et sq. V. Revue philosophique, oct. 1882, 353.