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revue générale. — l. dauriac. Moralistes anglais.

sance s’actualisant sans cesse et le supérieur émergeant de l’inférieur.

Donc, si l’évolutionnisme se prétend vainqueur et se donne pour la philosophie de l’avenir, c’est qu’il se croit déjà maître du présent. Et il aurait quelque raison de le croire s’il ne se méprenait sur la valeur exacte des concessions à lui faites. Ce qu’on accorde à l’évolutionnisme, on se figure l’accorder à la science, et comme rien ne saurait être plus profondément irréligieux que de contredire la science, on l’écoute et on s’en remet à Dieu du soin d’accorder ce qui paraît contradictoire. Après tout, la logique qui régit les hommes n’est peut-être pas infaillible. Qui sait si, dans l’absolu, on croit encore au principe de contradiction ? Il se peut qu’on n’en fasse point usage : il se peut aussi, qu’il n’y ait point d’absolu. Dès lors le mieux serait de revenir à la vieille logique et de lui obéir en tout, même dans l’examen des problèmes de morale. Je sais bien ce qu’il en coûte et qu’à ne pas vouloir transgresser les règles de la méthode, on risque laisser sans réponse un trop grand nombre de questions. De deux choses l’une, ou la morale prend sa source dans la nature ou elle nous est tombée du ciel. Tel est l’argument des moralistes utilitaires, et telle est la raison qui les pousse à faire sortir l’altruisme de l’égoïsme. Le second se manifeste nécessairement avant le premier, sans quoi même la vie physique ne se pourrait maintenir. Dire qu’il en sort, qu’il n’en est qu’une métamorphose, ou c’est se payer de mots, ou c’est une autre façon d’exprimer qu’il lui succède ; en cela l’utilitaire est dans le vrai, mais cela ne l’autorise nullement à être utilitaire. On pourrait encore recourir à un autre expédient. Cet expédient consisterait à faire de l’obligation et des sentiments moraux les résultats d’une sorte de combinaison quasi-chimique où le corps composé revêtirait des propriétés différentes de celles du composant et tellement différentes qu’à première vue, on les prendrait pour un corps simple. L’obligation morale n’a point d’analogue : c’est un phénomène, seul de son genre ou qui paraît tel. Mais cela ne prouve rien, nous dit-on. Si l’on était plus habile en chimie mentale, on pourrait soumettre le devoir à une sorte d’analyse et de synthèse qualitatives et qui mettrait en déroute tous les partisans du mystère moral. Kant ignorait la possibilité d’une chimie mentale Green en a entendu parler et la conteste au moins implicitement. Spencer y croit et M. Malcolm Guthrie, est, sans doute, bien près d’y croire. Mais où sont les preuves ? Non seulement personne ne les trouve, mais personne ne sait où les chercher. De là vient, qu’en dépit des protestations de la conscience, il y aura toujours, comme autrefois, « deux morales » en face l’une de l’autre : celle des rationalistes plus ou moins idéalistes, et celle des utilitaires. Et chacun dira qu’il n’y en a qu’une : la sienne.

Lionel Dauriac.