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revue générale. — l. dauriac. Moralistes anglais.

qui le constitue en propre ? Ni la lecture des Principes de biologie ni celle des Data of Ethics, ne sauraient nous en instruire. Ouvrez les Data, au chapitre où il est question des rapports entre les phénomènes de conduite et les phénomènes vitaux, et vous verrez que M. Spencer oscille perpétuellement entre ce qu’il vient d’appeler le « point de vue physique » et ce qu’il appellera « le point de vue psychologique » de la morale. Envisagez la morale sous son aspect biologique presque aussitôt vous aurez à faire intervenir les sensations agréables et les sensations désagréables ; donc vous aurez déjà franchi les bornes de la science psychologique.

M. Guthrie reproche à M. Spencer d’unir la morale aux autres sciences par des liens tout artificiels. Il est très certain que notre conduite ne saurait sans péril, pour l’ordre moral lui-même, être toujours en contradiction avec les lois de l’univers, et que le vieil antagonisme du droit et du fait ne saurait être poussé à l’extrême. Peut-on soutenir néanmoins, que les lois morales ne diffèrent pas des autres, et qu’elles ne sont, comme elles, que des expressions particulières de la grande loi de l’évolution ? Pour qu’il en fût ainsi, la morale devrait pouvoir se déduire au moins en partie, des lois biologiques. Rien ne sert de montrer qu’elle ne les contredit pas, il faudrait prouver qu’elle les reproduit, qu’elle n’en est pour ainsi dire qu’une traduction littérale. Essayons cette preuve[1]. Un organisme est un équilibre mobile : partons de là. Dans tout équilibre mobile, l’effet des forces antagonistes du milieu environnant est atténué ou annihilé par les réactions de l’organisme. La vie d’un animal exige une série ininterrompue d’adaptations continuelles. Vivre, c’est s’habituer. Une fois les habitudes prises, l’équilibre est atteint, le bien de l’être, au seul point de vue biologique, est obtenu. Ce bien est relatif à l’individu, il a dans l’individu son centre et aussi sa circonférence. Le bien pour le lion c’est de dévorer l’antilope, pour le chat de manger la souris. Nous ne sortons pas de l’égoïsme. Où donc est l’identité des lois de la vie et des lois de la conduite ? Pour en faire la démonstration, M. Spencer a recours à une conception nouvelle il considère que la vie est d’autant plus complète que l’on a plus de relations avec le milieu environnant. Se mettre en harmonie avec les forces extérieures, de manière à transformer ses ennemis de la veille en alliés d’un secours fécond et durable, ne suffit point : il faut avoir des relations avec ses semblables et en avoir beaucoup. On vit d’autant plus, qu’on vit dans les autres et par les autres. Telle est la thèse de M. Spencer. — D’abord tout le monde n’est pas de cet avis ; ensuite quand bien même tous les hommes seraient d’accord, cela ne prouverait pas ce qu’il faut établir. Les êtres dont l’égoïsme ne peut se satisfaire que par l’altruisme sont des êtres moraux. Dire que la vie de l’homme qui sait aimer est supérieure à celle de l’égoïste, parce qu’elle rayonne plus au loin dans le milieu

  1. On M. Spencers, Data of Ethics, p. 42 et suiv.