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d’indignation que le rationaliste, mais il ne s’en accommode guère plus que lui. Tous les animaux ne sont pas raisonnables. L’homme seul croit l’être et passe pour tel à ses propres yeux. S’il n’est plus le roi de la création, puisque la création est une hypothèse passée de mode, il reste encore le type le plus parfait de l’évolution biologique, le roi des animaux. Il lui faut donc des plaisirs dignes de sa royauté et qui fassent résonner, de concert, toutes les harmonies de son âme. Et cette âme est complexe et la variété de ses harmonies est grande. De là des imperfections possibles dans la conduite et des obstacles sans cesse renaissants, qu’on ne peut ou qu’on ne sait prévoir et qui rendent la vie telle que nous la voudrions être, si différente de la vie telle qu’elle est pour nous. Aussi va-t-on se répétant que la perfection n’est pas de ce monde et l’on se console en rêvant d’éternité. On oublie que, même ici-bas, la perfection se réalise. Qu’est-ce en effet que la perfection pour un être, sinon d’obéir à sa loi ? Or une loi, quand elle est relativement simple, est toujours sûre d’être obéie. La perfection pour l’atome d’hydrogène, est de se combiner avec les atomes de l’oxygène, ou, selon les circonstances, avec les atomes du chlore. Cette perfection-là se réalise tous les jours. La perfection pour l’abeille, est de naître, de travailler à la confection des ruches et de mourir : à moins d’accidents imprévus, cette perfection-là est accessible à un grand nombre. Elle ne l’est point à tous les individus de l’espèce, parce qu’ici la loi est plus complexe et que la réalisation des fins exige déjà un assez grand nombre de conditions et que l’une d’elles peut manquer. Enfin le bonheur de l’homme ne s’obtient qu’au prix d’un nombre tellement considérable de conditions qu’il reste toujours approximatif.

La preuve en est que le riche est souvent plus insatiable que le pauvre et que les désirs sont presque toujours directement proportionnels au degré de culture… N’allons pas plus loin. Ce sont là les litanies de la morale évolutionniste, et l’on a eu raison d’en conclure que l’homme paye d’un prix bien cher la richesse et la complexité de sa nature. Grâce à la prodigalité des dons qu’il apporte, il ne peut faire usage de tous ; la plupart de ses capitaux dorment improductifs et un grand nombre de ses facultés restent à l’état de puissance. En somme, il a tant de moyens d’être heureux qu’il ne sait lesquels choisir, et la disproportion est grande entre sa capacité d’étreindre et son pouvoir d’embrasser. De là son malheur.

Les évolutionnistes ont raison dans les faits qu’ils énumèrent. Ont-ils raison dans les explications qu’ils en donnent ? Parfois on se demande s’ils expliquent au sens véritable du mot, et, n’était la crainte de leur faire injure, on trouverait qu’ils excellent exclusivement dans l’analyse, mais que leur talent est surtout d’observer. Nul parmi leurs adversaires ne prétend que l’homme soit Dieu et s’il s’agit de noter les ressemblances qui le rapprochent de l’animal, les rationalistes eux-mêmes s’attendent à les trouver nombreuses. Les différences qu’ils signalent, aucun des philosophes ne songe à les méconnaître. De