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revue générale. — l. dauriac. Moralistes anglais.

Dieu au seuil de la morale, c’est compromettre l’autonomie de la volonté, donc saper par la base la doctrine kantienne. Ensuite, un Dieu qui n’est qu’intelligence pure n’a rien de moral. Il peut devenir pour nous un idéal de vertus intellectuelles : mais ces vertus ne sauraient convenir à tous. Si la sagesse n’est pas autre que la science, on aura une morale de minorités, un code de vie plus contemplative que pratique à l’usage d’une oligarchie, non une morale pour tous. Dieu est-il trois fois saint, comme nous l’enseigne l’Écriture ? Est-il bon ? Veut-il notre bien ? Après avoir vécu d’une vie presque divine, sommes-nous assurés de vivre en Dieu, après notre mort ? Ce sont là des questions capitales, et qu’il fallait traiter à fond. Green les indique et passe, et par là condamne sa méthode. Si Dieu est nécessaire à fonder la morale, qu’on lui fasse jouer un rôle, mais qu’on ne se contente pas d’affirmer son existence et de laisser vaguement entrevoir ses attributs.

À entendre M. Sidgwick, le Dieu de Green, en supposant même ses attributs moraux démontrés, serait un rouage inutile. Accordez-lui la bonté, la justice et la piété suprêmes, placez en lui la source indéfectible des aspirations les plus hautes, vous aurez créé un personnage métaphysique dont vous serez plus d’une fois embarrassé. Le Dieu des Prolegomena n’est-il pas un Dieu fainéant ? Ses apparitions sont rares, courtes, et la mission qu’on lui donne est de celles dont la nature se chargerait fort bien. Sans doute, les inclinations de l’homme diffèrent des besoins de l’animal. Des uns aux autres, la distance paraît infranchissable. Convenons toutefois que cette distance a été franchie. Les germes de nos tendances se découvrent dans la bête, et c’est parce que la raison est en nous que ces tendances se métamorphosent. Donnez la raison à l’animal et l’appétit sexuel deviendra l’amour, et sur l’instinct de conservation vous verrez se greffer l’ambition, l’amour de la gloire, l’impatience de l’infini, etc… La raison ferait pour l’instinct ce que le Dieu de Descartes fait pour la matière ; une chiquenaude de Dieu rend l’inerte mobile, une chiquenaude de la raison fait jaillir des inclinations les plus basses, les sentiments les plus élevés. Après tout, la différence entre les plaisirs du corps et les « satisfactions » de l’âme est-elle si grande qu’on ne puisse la rendre insensible ? Il suffirait pour cela d’insérer des intermédiaires. Et puis, est-il vrai que nous aspirions à un bonheur sans mélange, sans agitation ? L’idée de repos absolu et celle de bonheur ne sont-elles point contradictoires ? Ne se fait-on pas illusion quand on prête aux hommes l’impatience d’échapper à la loi du plaisir et de sortir d’un état où, pour éviter la douleur ou le spleen, il faut perpétuellement courir d’un divertissement à un autre ? En fin de compte, les prétendues aspirations de l’homme intelligible n’auraient rien d’humain.

On le voit, aux thèses de l’idéalisme, M. Sidgwick oppose celles de la morale utilitaire. Dirons-nous avec notre spirituel collègue et collaborateur M. Penjon, qu’il faut à l’homme autre chose qu’une « morale de bêtes » ? Cette morale-là, l’utilitaire la répudie, peut-être avec moins