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Alors il sera souverainement heureux. L’état de sainteté dont je fais l’hypothèse n’est point pour l’homme, je le sais, mais si le progrès moral n’est pas une chimère, c’est que l’homme est capable d’abréger chaque jour la distance qui le sépare des saints. Comment supposer qu’il avancera, chaque jour, dans la direction de l’idéal moral, et qu’il restera insensible à ses progrès ? L’indifférence n’est-elle pas l’inertie, ou du moins n’a-t-elle pas pour effet nécessaire, l’inertie, l’inaction, l’abdication plus ou moins complète de la volonté ? Le sage est donc heureux et la satisfaction morale croît avec les progrès dans la vertu.

Et maintenant dira-t-on que la sensibilité, chassée par une porte, s’introduit subrepticement par une autre ? On aura tort, car loin de s’introduire en cachette, elle prend possession de l’âme au grand jour de la conscience. Mais elle n’annonce pas une revanche de l’homme sensible tout au contraire, elle consomme et consacre sa défaite. Nous venons de le dire, Kant donne au terme sensibilité le sens d’animalité. Puis, victime d’une idole de forum, il lui semble que rien de ce qui est passion ne doive faire partie de la nature raisonnable. Il oublie les bonnes passions qui domptent les mauvaises, celles qu’on veut avoir et qu’on se donne à force de s’en être rendu digne. Il ne se demande pas si l’homme intelligible est un être indifférent ou capable d’émotion, et il ne songe pas qu’une âme affranchie du don d’aimer, serait plus qu’une âme démembrée, je veux dire une âme éteinte, une âme morte. « Il faut, a dit Henri Amiel, oser être heureux. »

Green a donc réformé la morale de Kant en opposant aux « plaisirs de l’animal » les « satisfactions de l’homme ». Il a creusé plus avant dans la notion de l’homme-noumène, il en a fait une notion vivante au lieu d’un je ne sais quoi que Kant peut bien nommer, mais dont il n’a jamais su s’offrir même une ébauche de représentation.

Un éminent moraliste anglais[1], M. Henri Sidgwick, a critiqué les Prolegomena dans une étude semée de vues ingénieuses et de fortes objections. Il tient pour l’utilitarisme et n’accepte pas qu’on distingue entre les plaisirs de l’animalité et les joies de l’être raisonnable. Les unes et les autres lui semblent avoir même origine. Surtout il n’accepte pas cette philosophie des mœurs bâtie sur la plus fragile des métaphysiques. Pourquoi cet appel à Dieu, pourquoi cette évocation d’une conscience « éternelle et complète » qui se distingue de toutes les autres et détermine son propre contenu ? Sert-elle à rendre compte du mécanisme de la connaissance ? Il se peut, mais quand cela serait, elle ne saurait servir à autre chose. Comment passer d’un Dieu, principe organisateur de la science, à un Dieu principe moteur de l’activité ? Un Dieu en dehors du temps et qui perçoit l’univers tel qu’il est, peut-il être un objet d’adoration, d’imitation ? Green le pense, mais ne le prouve nulle part. Lacune grave, et qui rend inutiles les cent premières pages du livre. Ici, M. Sidgwick a pleinement raison. D’abord, replacer

  1. Cf. Mind, avril 1884.