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revue générale. — l. dauriac. Moralistes anglais.

une morale où la sensibilité n’a point le droit d’intervenir. C’est là que Green est original, et c’est par où il nous semble avoir très heureusement réformé le système de Kant. Le rigorisme ne me parait nullement conséquent à la doctrine. D’abord est-il vrai que la sensibilité, malgré tous les efforts qu’on fait pour l’exclure de la morale, ne s’y introduit pas subrepticement ? Qu’est-ce que le respect ? une forme de l’amour ou de la crainte en tous cas, une des formes de l’émotion. Il eût été d’ailleurs impossible d’imposer à la volonté imparfaite une loi quelconque sans l’intéresser à l’obéissance. L’homme n’est ni raison pure, ni sensibilité pure. (Dans la langue de Kant, sensibilité » est l’équivalent « d’animalité ».) De là vient que l’homme ne peut s’éprendre pour le devoir d’un amour sans mélange, de là vient qu’il ne peut sans remords résister à ses injonctions. D’abord il craint de désobéir, puis la crainte se dissipe, puis l’amour lui fait place ainsi s’explique le progrès moral dans l’individu et on ne saurait, dans la doctrine de Kant, l’expliquer autrement, puisque la vraie moralité ne franchit pas les bornes de la conscience, Comment dès lors, sans se contredire, parler du respect de la loi et vouloir en même temps que la loi s’accomplisse dans une âme affranchie même des passions les plus nobles ? Comment prêcher la vertu et interdire en même temps la pratique des vertus, car l’amour du bien, la passion du dévouement, l’enthousiasme du sacrifice sont des vertus par excellence et dignes d’être exercées par une créature essentiellement raisonnable. Ou la notion de respect n’a aucun sens, ou si elle signifie ce que chacun croit, non pas précisément l’amour, non pas la crainte, mais un amour mêlé d’appréhension et qui peu à peu se dégage de cette appréhension même et finit par s’en affranchir. L’analyse de la notion de respect aurait conduit Kant à rendre sa morale plus profondément aimable, sans rien perdre de son autorité. Le devoir, a dit excellemment M. Fouillée, est un persuasif catégorique. Il ne l’est, devons-nous ajouter, que pour les âmes vertueuses il ne l’est que quand il l’est devenu. L’impératif catégorique, c’est le devoir tel qu’il existe pour l’âme aux débuts de l’éducation morale. Le persuasif catégorique c’est le devoir transfiguré par l’habitude de l’accomplir chaque jour. Que cette transfiguration ne se fasse point elle-même, qu’elle soit le prix de la lutte, et qu’elle ne s’accomplisse jamais sans avoir été voulue, opiniâtrement et incessamment voulue, le kantien le plus dévot à la doctrine du maître aurait tort de s’en plaindre. Si l’homme est un composé de deux natures, il est nécessaire que ces deux natures n’en fassent qu’une. L’âme ne peut accepter d’être perpétuellement en oscillation, ballottée par des tendances contradictoires. Et si ces tendances sont contradictoires, la conséquence s’impose. Des deux natures l’une vaincra l’autre, sans quoi la conscience sera perpétuellement déchirée. Supposons l’homme au terme de la lutte. Il n’y a plus rien en lui que d’intelligible. Eh bien ! comment concevrons-nous cet homme intelligible. Comme souverainement sage ? sans aucun doute !