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cette transparence a lieu quelquefois, et qu’une action ne saurait prendre sa source dans un nombre indéfini de motifs. Quiconque porte la main sur un de ses semblables et le blesse à mort a-t-il pu vouloir son bien ? Donc à travers ce qu’il a fait, j’entrevois ce qu’il a voulu faire. — Certes, il serait absurde de frapper mortellement quelqu’un par amour pour lui, En temps ordinaire, cela n’arrive point. Mais il est des temps extraordinaires et des intelligences vouées à l’absurdité. Dans ce cas, l’intention qui a dicté l’acte est insaisissable. D’ailleurs il n’y a jamais qu’un seul motif possible à une action donnée : plusieurs chemins conduisent au même but. Quel chemin a-t-on pris ? L’accusateur, même s’il est bon psychologue, en saura toujours là-dessus, moins long que l’accusé. Donc, ou l’acte rentrera dans la sphère de la moralité, ou l’on pourra douter, avec Kant, qu’une seule action morale ait jamais été accomplie en ce monde.

On sait avec quelle insistance Green développe son formalisme moral. On sait aussi que, malgré tout, il répugne à l’idée d’une moralité exclusivement intérieure. L’acte, considéré dans sa matière, n’est certes pas indifférent ; autrement nous serions incapables de juger la conduite d’autrui. Alléguera-t-on, qu’en fait, notre jugement porte moins sur la moralité des actions, que sur leur utilité ou leur opportunité ? L’objection est grave et je ne sais trop comment y répondre. Il est possible, il est même certain que, dans une société, les bonnes actions profitent, fussent-elles inspirées par des motifs d’une moralité douteuse, et que les bonnes intentions ne sont pas toujours inoffensives. En toute chose il faut considérer la fin obtenue, et non pas seulement la fin désirée. Cela revient à dire que pour apprécier un acte et l’apprécier complètement, nous devons tenir compte de sa moralité et de son utilité : l’utilité et la moralité n’en furent pas moins distinctes, elles se juxtaposent sans se pénétrer. Telle serait, j’imagine, l’opinion d’un kantien orthodoxe. L’auteur des Prolegomena s’en est écarté. Est-ce par esprit de conciliation et pour se rapprocher de l’utilitarisme avec lequel le génie britannique a décidément de si étroites affinités ? Est-ce pour réconcilier l’esprit ancien et l’esprit nouveau ? Les deux points de départ, celui des utilitaires et celui de Kant, sont trop différents pour permettre d’espérer entre eux autre chose qu’un rapprochement factice ; aussi bien dans presque tous les importants passages de son livre, Green s’en prend à l’hédonisme comme s’il n’avait écrit que pour le réfuter. Vers la fin, il compare sa doctrine à celle de M. Sidgwick, et montre qu’entre les deux manières de voir il est certaines analogies ; mais là encore, il défend sa thèse favorite : le plaisir de l’utilitaire ne se peut comparer à la satisfaction de l’honnête homme ; il est des jouissances que l’on désire, il en est d’autres qu’on proclame désirables, encore qu’on ne les désire pas. Parler de biens « désirables » c’est sortir du point de vue hédoniste.

Nous avons déjà montré, dans notre exposition des Prolegomena comment l’auteur échappe au rigorisme et comment il refuse d’accepter