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revue générale. — l. dauriac. Moralistes anglais.

sons de se demander jusqu’à quel point Green avait le droit de réconcilier l’eudémonisme hétéronome d’Aristote, avec le formalisme autonome de la morale kantienne.

Je ne sais trop ce que répondrait notre philosophe s’il vivait encore. Peut-être cependant lui suffirait-il d’insister sur son opposition entre l’hédonisme vulgaire et l’eudémonisme. Peut-être penserait-il avoir raison de ces contradictions, rien qu’en opposant l’une à l’autre, la recherche du plaisir et la poursuite de la satisfaction morale. S’il faut distinguer entre ces deux sortes d’émotions, si l’ébranlement inséparable du plaisir proprement dit, qui agite l’âme après avoir plus ou moins violemment secoué l’organisme, n’a rien de comparable à ces vraies joies dont parlait Sénèque et dont il imposait la poursuite à l’honnête homme, pourquoi ne point faire comme Sénèque et permettre au sage d’être heureux dans la vertu ? L’essentiel aux yeux de Kant n’est-il pas d’interdire à la nature sensible de transgresser ses limites et de se substituer à la raison ? Prouvez qu’il est des joies amies de la raison, et ces joies deviendront légitimes. Prouvez que l’être raisonnable est doué d’une sensibilité qui ne se confond pas avec celle de la brute et vous aurez affranchi la morale de Kant de la nécessité d’être paradoxale. L’utilitarisme, sans doute, vous imposera son alliance et affectera d’être d’accord avec vous. Le moyen de l’en empêcher ? Est-on maître des mots ? On en fixe le sens, celui qu’on leur donne, et c’est tout ce qu’on peut. Libre à chacun d’ouvrir un mot, d’accroître son contenu, au risque d’en altérer la valeur. Les évolutionnistes, les empiristes, les hédonistes, les utilitaires sont coutumiers du fait.

Donc s’il est des joies de la raison, distinctes des plaisirs de la nature, quand bien même on s’efforcerait d’être vertueux pour les éprouver, on ne se mettrait point hors la loi morale. Le plaisir de se dévouer à la réalisation du bien est improprement nommé un plaisir. Le vocabulaire de la morale a besoin d’être réformé.

Chacun prend son plaisir où il le trouve. Mais le vrai bien n’est-il pas aussi changeant ? Non. Les préférences individuelles n’empêcheront pas tous les hommes de se mettre d’accord sur la nature de ce vrai bien. Quels actes concourent à le réaliser ? Là-dessus, les divergences d’opinion les plus considérables se sont toujours produites et se produiront encore. Toutefois il est impossible à des hommes de n’être pas unanimes à reconnaître un bien commun, le même pour tous, le bien de l’espèce, supérieur au bien des individus. La forme du bien moral est universelle, car l’accomplissement du bien est universellement obligatoire. Mais outre sa forme il y a encore en lui quelque chose d’universel. C’est l’idée, c’est, oserai-je dire, le schème d’un bien identique pour tous les êtres raisonnables et dont la possession s’accompagne chez tous d’un égal contentement. Il est des joies désirables pour tous, il est des aspirations universelles. Pourquoi donc les assimiler aux plaisirs proprement dits ?

Le mot « eudémonisme rationnel » a été prononcé, pour la première