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vrir les principes de la morale, on sait d’avance à quoi l’on s’expose. Ou bien on détournera les mots de leur acception commune ou bien on se rangera du côté des déterministes.

Être déterminé, c’est être forcé d’obéir à sa loi. Or la loi de l’homme est l’expression de sa nature et de ses tendances. Donc le bien c’est le bonheur. On sait assez que l’eudémonisme confine à l’utilitarisme. L’originalité du système de Green est précisément d’avoir creusé entre les deux systèmes, un fossé assez large pour n’être plus franchi désormais, à moins d’adresse ou d’une grande habileté dialectique. Certes, il y aura toujours des raisons contre toutes les raisons, mais faute de pouvoir désarmer l’adversaire, c’est déjà beaucoup de l’avoir, au moins pour un temps, contraint de réparer ses pertes. Il nous semble que le professeur Green est arrivé à ce résultat.

Le déterminisme est vainqueur et il faut, néanmoins, que l’utilitarisme ou l’hédonisme soit vaincu. Comment s’y prendre ? On appellera l’eudémonisme à son secours et la morale de Kant sera de nouveau victorieuse. À vrai dire, si l’homme n’était pas un Dieu tombé, Aristippe aurait eu gain de cause, mais ses disciples ont dû marcher derrière Épicure et cela dans l’intérêt même de la morale hédoniste. Le plaisir et l’utile ont dû faire alliance. Au début, cependant, ils se contrariaient ; le plaisir et le bonheur d’autre part ne réussissaient guère mieux à s’entendre. Les choses ont-elles beaucoup changé ? L’eudémoniste se croit volontiers utilitaire, hédoniste même : c’est une illusion. D’abord l’homme n’est pas exclusivement animal ; s’il n’est ni ange ni bête, il tient des deux. Les besoins de l’animal contredisent les aspirations de la créature raisonnable : ceux-là vont au plaisir, celles-ci tendent vers le bonheur. Le plaisir est de sa nature changeant, fugace, éphémère. Le bonheur est stable. Le vieil Épicure opposait le plaisir en repos au plaisir en mouvement ou faux plaisir. Épicure pensait juste et parlait mal. Il est de vrais plaisirs qui sont contraires au bonheur, c’est-à-dire au vrai bien.

Le vrai bien est stable première qualité qui ne permet pas de le confondre avec le plaisir. En outre, le plaisir s’adresse à l’individu. Le vrai bien est un bien commun, common good. La poursuite de ce vrai bien amène des satisfactions légitimes, mais, à proprement parler, des satisfactions qui ne sont point des plaisirs. On aspire à se les donner, on y tend de toutes les forces de son âme, on en jouit pleinement quand on les possède. Qu’importe ? D’abord, autre chose est le plaisir, autre chose est la « satisfaction ». Ensuite, ce bien que l’on cherche, on ne le cherche pas uniquement pour les joies dont il s’accompagne. Le motif de l’acte constitue en partie sa moralité.

On pourrait objecter que cette morale, assez conforme d’ailleurs, à la morale vulgaire est celle d’un kantien non conformiste, hérétique plus encore que dissident. On aurait de sérieux motifs de penser que les leçons d’Aristote, au moins autant que les enseignements de Kant, ont influé sur la doctrine des Prolegomena. Enfin, on aurait quelques rai-