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revue générale. — l. dauriac. Moralistes anglais.

Toutefois, et il suffit d’ouvrir le livre pour s’en apercevoir, la doctrine de la Raison pratique n’est pas exactement celle des Prolegomena. C’est du kantisme selon l’esprit, non selon la lettre. Aussi, quoique l’esprit importe davantage, il est toujours permis de se demander si la liberté d’interprétation du disciple a su ne pas franchir les bornes de l’orthodoxie. La chose est douteuse, Green est kantien, plus par les conclusions que par la méthode, plus par les vérités auxquelles il s’attache que par les raisons qu’il invoque : au demeurant, c’est un kantien presque d’extrême droite, donc très peu criticiste.

Et d’abord, il veut que la métaphysique de la connaissance soit le fondement de la métaphysique des mœurs. Les kantiens orthodoxes diront qu’il est réactionnaire, et peut-être ils auront tort. Le réactionnaire n’apprend rien, n’oublie rien. Green est de ceux qui n’oublient pas, et qui savent apprendre. il s’est préoccupé des succès de l’évolutionnisme et des faits jusque-là presque inaperçus, que les Darwin et les Spencer ont su voir et décrire. L’évolutionnisme aura donc sa part dans le système : la morale sera présentée dans son développement historique et rien ne sera négligé pour mettre en pleine lumière les progrès accomplis dans la détermination de plus en plus précise du souverain bien. Non seulement l’évolutionnisme impose à la morale la loi d’un développement successif et progressif, mais avant l’apparition des lois morales il exige que toutes les autres lois, physiques, biologiques, psychologiques et sociologiques aient déjà fait la leur. Dans la doctrine de l’évolution, la morale devient la plus dépendante de toutes les sciences. Green n’ira pas aussi loin, mais il se gardera de plaider l’indépendance de la morale.

L’auteur d’un livre paru par fragments dans la Revue, le Principe de la Morale, n’est pas non plus un défenseur de la morale indépendante. Sa doctrine, très kantienne d’ailleurs, n’entend point se passer d’un point d’appui théologique. Ch. Sccrétan ne veut point « que l’homme soit orphelin sur la terre. » Donc il fera reposer l’obligation morale sur la volonté de Dieu, la moralité humaine sur la moralité divine, À ses yeux, la première révèle la seconde. Le lien par lequel Kant a rattaché le devoir aux postulats semble trop lâche. M. Secrétan a voulu les resserrer. Le professeur Green, libre, du moins à ce qu’il semble, de toute préoccupation sinon religieuse, du moins théologique, essayera d’établir sa morale sur une base spiritualiste ; mais au lieu de démontrer Dieu par la morale, il en donnera une preuve spéculative. Il ira de l’esprit humain à l’esprit divin, puis de l’esprit divin à la volonté libre de l’homme, et il entrera de plain pied dans la philosophie pratique. De plus, il n’affectera ses affirmations d’aucun coefficient d’incertitude, son dogmatisme sera partout le même, point tranchant, mais d’apparence inébranlable.

Il est curieux de le voir reprendre une à une les thèses principales de l’idéalisme, et résoudre le problème de la connaissance par les méthodes d’autrefois. Après tout, si ces méthodes ont perdu de leur