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ANALYSES.naegeli. Doctrine de la descendance.

Les limites de nos connaissances naturelles sont donc fort restreintes. Nous ne pouvons connaître que ce qui tombe sous nos sens ; c’est-à-dire infiniment peu de choses ; et encore de ces choses ne pouvons-nous apercevoir que le fini, le changeant.

Entre les objets que la nature nous présente, il n’y a qu’une différence quantitative. On dit bien que la matière organisée ne peut pas provenir de la matière inorganique. Cette assertion repose sur trois raisons 1o Il n’y a pas d’intermédiaires entre les corps inorganiques et les corps organisés inférieurs ; 2o dans les organismes, il y a d’autres qualités que dans la matière inorganique ; 3o nous ne pouvons pas produire artificiellement des êtres organisés à l’aide de matières inorganiques. La première raison est fondée, mais en ce sens seulement, que nous ne connaissons pas ni ne pouvons connaître les intermédiaires, s’il y en a. Il se peut qu’ils soient trop petits pour que nous puissions les voir avec nos microscopes. La deuxième raison ne prouve pas une opposition absolue entre les deux espèces de corps, puisque nous ignorons s’il n’y a pas d’intermédiaires. La troisième raison est également insuffisante ; il est fort probable qu’un jour la chimie parviendra à former de l’albumine, fondement des organismes.

Il y a également une relation très intime entre la nature matérielle et la nature immatérielle. L’analogie nous autorise à avancer que, puisque tous les organismes sont formés de matières inorganiques, les propriétés de celles-ci entrent dans la composition, et que leur réunion peut produire la vie et les sentiments. Il est possible qu’un jour nous puissions calculer la manière dont les propriétés des matières inorganiques doivent se combiner pour produire la vie et la conscience. Nous ferons remarquer seulement à M. Naegeli que l’albumine n’est pas de la matière organisée, et que si, comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a entre la matière organique et la matière inorganique que la différence qui existe entre l’instable et le stable, le stable néanmoins ne se change pas de lui-même en instable, tandis que le contraire a parfaitement lieu. Or, c’est là une différence capitale et essentielle. Il en résulte que le conscient, le sensible, le vivant, peut de lui-même se transformer en inconscient, en insensible, en mort, mais que le procès inverse est impossible. À ce propos, nous renvoyons aux articles sur la matière brute et la matière vivante qui ont paru dans ce recueil.

La science naturelle ne peut s’avancer dans le domaine spirituel, car nos organes ne perçoivent pas les faits psychiques de nos semblables, et à cause de cela, peut-être, n’y aura-t-il jamais de psychologie comparée. Prise dans le sens qu’elle doit avoir, c’est là une profonde pensée. On peut appliquer la méthode des sciences naturelles aux phénomènes psychiques, mais uniquement dans ce qu’ils ont de comparable, et non dans ce qu’ils ont d’intime. Le monde fini, tel est le champ d’exploitation de la science, et de lui nous pouvons dire, non comme Du Bois Reymond : Ignoramus et ignorabimus, mais bien scimus et sciemus.