Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/671

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
667
PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

pour le personnage qui s’éloigne trop de la réalité. On comprend encore combien, dans ce cas, le personnage vrai, sinon réel, a l’avantage sur le personnage idéal et quelle complexité, quelle systématisation il atteint, à laquelle l’autre n’arrivera jamais. Dans ce cas, c’est le lecteur qui crée une partie de la beauté de l’œuvre (en un sens plus philosophique, on pourrait dire que c’est toujours lui qui la crée), et c’est ce qui fait que, comme on l’a remarqué, le réalisme réussit, surtout quand il nous dépeint des objets que nous connaissons. Il y a plusieurs raisons pour cela ; les unes seulement, comme nous l’avons vu, augmentent directement l’émotion esthétique propre.

Il est facile de voir que cette manière d’utiliser le réel peut parfaitement servir à nous faire saisir plus facilement les conceptions qui s’écartent fort de la réalité. Les moyens employés par les auteurs de bons contes fantastiques sont souvent de cette nature. On commence par nous donner un vif sentiment de la réalité des choses qu’on nous montre, puis on nous transporte dans un monde étrange et nouveau, en ayant soin, par des détails bien choisis, de nous obliger à relier ces données fantastiques à une réalité qui s’impose à nous. L’émotion purement esthétique est due en ce cas à la coordination harmonieuse d’éléments vrais et d’éléments irréels, le tout profitant de la systématisation inhérente aux éléments réels.

On voit quelles sont mes conclusions ; je les résume ici en quelques mots. L’étude et l’imitation plus ou moins complète de la nature ne sont pour l’art qu’un moyen et non un but. L’art n’a aucun autre but à atteindre que celui de la systématisation. Seulement la nature de certains arts leur impose, pour réaliser ce but, l’étude et l’imitation de la nature. Et en ce cas, l’imitation, poussée très loin, ce qu’on a appelé le réalisme, devient un moyen presque indispensable, et en tout cas, plus généralement abordable de produire de belles œuvres. Sans doute, les œuvres où l’artiste s’éloigne plus de la réalité peuvent être aussi belles et plus belles même que celles qui présentent un caractère réaliste, mais une bonne œuvre d’art, présentant ce dernier caractère (et on en trouverait un assez grand nombre) est de beaucoup supérieure à l’immense majorité des œuvres qui ne le présentent pas. C’est ce dont j’ai essayé de montrer la raison, en exposant une théorie générale du beau et en m’appuyant sur cette théorie qui consiste à voir dans l’émotion esthétique, ayant pour objet ce qu’on appelle le beau, l’émotion produite par la compréhension et la contemplation intellectuelle d’un système, d’un ensemble harmonieux d’éléments quelconques.

Fr. Paulhan.