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que ce personnage soit un système mieux formé, il faut montrer comment il l’est, il faut que l’auteur conçoive son personnage et nous le montre. Or pour le montrer, il faut mettre en lumière non seulement l’harmonie intérieure du personnage, mais son harmonie par rapport au milieu, l’homme idéal n’est plus simplement un système, il est une fraction d’un système. On voit comment les choses se compliquent. On peut sans doute s’en tirer en montrant seulement l’harmonie intérieure, pourvu que ce soit avec des traits assez vits ou assez puissants. Il n’y faut que du génie, mais du génie de la qualité la plus rare. Chaque qualité de l’homme recèle un système de rouages dans le grand système qui est l’homme complet, quand une phrase seule nous ouvre et nous montre clairement quelques-uns de ces systèmes secondaires, ou encore quand la force du style ou la puissance des passions dépeintes peut substituer un système à un autre, on comprend que le sens esthétique soit satisfait, mais on comprend également qu’il est difficile de le satisfaire de cette manière. Dans un type plus varié, au contraire, l’auteur a plus de chances de satisfaire aux exigences de l’art, en remplaçant pour ainsi dire la variété due à la profondeur par la variété due à l’extension superficielle.

On pourrait objecter que souvent les types réalistes ne sont guère plus complexes que les types idéaux. Ce qui fait, en ce cas, la plus grande facilité que l’on éprouve à les reproduire, c’est que l’on a plus de chance de les rencontrer et que, si l’on est vivement frappé par l’un de leurs caractères, l’image se formera plus nettement et plus profondément dans l’esprit du romancier. Les imbéciles de Flaubert ne sont pas tous très compliqués, mais Flaubert était vivement frappé de leur bêtise et avait eu, comme tout le monde, de fréquentes occasions de l’observer et de l’approfondir. Le manque de complexité du type est racheté par la complexité des détails avec lesquels est peint le caractère simple.

Ajoutons une autre raison, tirée non pas de ce que montre à proprement parler l’œuvre d’art, mais de ce qu’elle suggère. Les personnages trop parfaits ou trop simples nous paraissent moins vivants, non seulement parce que l’auteur ne nous montre pas encore cette complexité de tendances et de sentiments, qui se rencontrent chez les êtres vivants, mais aussi et surtout parce que, cette complexité, rien ne nous la suggère. Prenez au contraire un type d’ordre inférieur et tel que nous puissions avoir rencontré son semblable ou son analogue ; ce qu’on ne nous dit pas, nous le devinons et sans bien nous en rendre compte, nous restituons au personnage une individualité complète, ce que nous ne pouvons pas faire