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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

la précision voulue. M. Zola, qui est un romancier fort remarquable, est, comme philosophe, au-dessous du médiocre ; l’idée seule de vouloir faire du roman contemporain une sorte de pendant, pour la psychologie ou la sociologie, des travaux de Claude Bernard en physiologie, suffirait à le prouver. Ce n’est pas que l’expérimentation psychologique soit, comme on l’ait dit, impossible au romancier, mais cela tient à bien des raisons des plus sérieuses qu’il n’est pas utile, sans doute, de développer ici.

Nous avons dit que la systématisation étant l’important en art, tout le reste ne peut servir que de moyens ; or, ne peut-on pas faire une œuvre littéraire ayant les qualités d’une œuvre d’art, je ne dis pas sans y faire rien entrer de la réalité — qu’y pourrait-on mettre alors, et où prendrait-on ce qu’on y mettrait, — mais sans serrer la réalité de près, et même en y introduisant des éléments tout à fait différents de ceux que nous fournit l’expérience ? Je ne crois pas possible de nier que cela se puisse. Des contes de fées sont des œuvres d’art, les fables de la Fontaine sont des œuvres d’art, bien qu’il soit sûr que jamais bête ne parla, les contes d’Edgar Poe sont certainement des œuvres d’art, et cependant ni le Cœur révélateur, ni le Chat noir, ni la Chute de la maison Usher, ni tant d’autres ne sont uniquement fondés sur le document humain. Il est donc parfaitement possible de faire de l’art littéraire en restant loin de la réalité.

Cela empêche-t-il que l’étude de la réalité ne soit un moyen commode et excellent et parfois indispensable de faire de la littérature ? Non certes. Et cela non pas seulement bien entendu, parce que l’on ne peut guère se passer de mettre dans une œuvre d’art des parties empruntées à ce que la réalité nous a montré — personne ne l’a jamais contesté — mais en ce que la réalité présente à la littérature des systèmes tout faits, excellents pour elle, et tout prêts à être transportés dans l’œuvre d’art. Les sons n’existant pas dans la nature, à notre connaissance du moins, à l’état de système, la musique ne peut être réaliste ; une musique réaliste ne serait pas une musique, mais un bruit ; pour la peinture, la sculpture et la littérature, au contraire, les systèmes se présentent tout faits, tout formés, ou peu s’en faut ; l’homme livré à ses propres forces serait incapable de composer un système aussi compliqué et aussi harmonieux que l’esprit d’un autre homme ou même que son corps ; tout au plus peut-il perfectionner ce qu’il voit. D’où la possibilité et l’obligation, pour certains arts, de donner une grande importance à l’étude la réalité.

Jusqu’ici nous n’avons évidemment pas touché au vif de la question. Il s’agit, en effet, de savoir si la réalité (la réalité bien entendu réelle ou possible, réelle au point de vue des lois, non des faits, on ne peut