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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

qu’une excitation artificielle des sentiments que nous éprouvons journellement à propos de notre vie, des sentiments dans le genre de ceux que nous donne un fait-divers de journal. On voit que nous nous séparons complètement sur ce point de l’opinion défendue par M. Guyau dans son intéressant et suggestif ouvrage sur les Problèmes de l’Esthétique contemporaine. M. Guyau qui combat la théorie vulgaire de l’art pour l’art, définit le beau : « une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté) et produit le plaisir par la conscience rapide de cette stimulation générale. Un plaisir qui, par hypothèse, serait ou purement sensuel, ou purement intellectuel, ou dû à un simple exercice de la volonté, ne pourrait acquérir de caractère esthétique. » (p. 77.) Je crois au contraire, qu’une suite rigoureuse de raisonnements abstraits peut être fort belle. De plus, M. Guyau ajoute : « Les grandes émotions esthétiques sont en général très voisines, tantôt des sensations les plus fortes et les plus fondamentales de la vie physique, tantôt des sentiments les plus élevés de la conscience morale. Aussi pouvons-nous déduire des principes que nous venons d’établir la règle pratique suivante pour l’art et la poésie : l’émotion produite par l’artiste sera d’autant plus vive que, au lieu de faire simplement appel à des images visuelles ou auditives indifférentes, il tâche de réveiller en nous, d’une part les sensations les plus profondes de l’être, d’autre part les sentiments les plus moraux et les idées les plus élevées de l’esprit. En d’autres termes, l’art doit intéresser indistinctement à l’émotion, toutes les parties de nous-même, les inférieures comme les supérieures. » Je suis tout à fait d’accord sur certains points avec M. Guyau, et son conseil pratique me semble bon, mais cela tient précisément à ce que mettre en jeu, les sensations les plus profondes, les sentiments les plus moraux, et les idées les plus élevées, c’est produire le système le plus complet que l’homme puisse atteindre. L’émotion esthétique est due à l’impression produite par ce système, elle n’est aucun des éléments, aucun même des sentiments qui le constituent. Et c’est pour cela que les sentiments ne doivent pas être trop fortement excités, car autrement l’harmonie serait rompue, et, par la faute de l’œuvre ou de l’appréciateur, l’émotion esthétique, le beau ne se produirait pas. Dans un article de la Revue des Deux-Mondes, M. Schuré rapporte une anecdote sur Beethoven qui nous montre que le grand compositeur comprenait à peu près ainsi l’émotion esthétique : Bettina Brentano vint un jour le trouver. « Voilà ce que je viens de composer, dit-il ; voulez-vous que je vous le chante ? » Et il se mit à entonner une mélodie sur les vers de Goethe : « Connais-tu le pays où les