Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/664

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
660
revue philosophique

cultivés qui se passionnent le plus pour les personnages et qui sont à peu près incapables de s’intéresser à autre chose. Secondement, les œuvres où l’on s’intéresse le plus et d’une manière sympathique, aux destinées des héros, sont souvent celles qui sont le moins remarquables au point de vue artistique, Nous pardonnons d’autant plus facilement à un romancier, par exemple, de faire des romans « qui finissent mal » que nous éprouvons en face de son œuvre l’admiration artistique, et que nous sommes plus habitués nous-mêmes à la jouissance esthétique ; de même en peinture ou en sculpture. Enfin si nous étudions particulièrement une œuvre, si nous la relisons plusieurs fois, l’intérêt romanesque s’affaiblit ainsi que les impressions secondaires, tandis que, pendant un certain temps au moins le plaisir esthétique devient plus net et plus fort.

Il ne faudrait pas conclure de là, que toute œuvre est blâmable qui ne se présente pas avec les caractères de l’œuvre d’art véritable. Que l’on fasse, par exemple, des lithographies où l’action des personnages nous intéresse, ou des romans destinés à nous donner le plaisir de voir récompenser la vertu après de nombreuses traverses, cela est peut-être bien ; l’émotion artistique ne peut se continuer indéfiniment, et l’on a besoin d’autre chose pour se distraire, mais ces productions n’ont pas grand’chose à voir avec l’art, et une pareille littérature, la plus nombreuse de beaucoup, est destinée à faire passer quelques moments en chatouillant les sentiments moyens ou inférieurs de ceux qui les lisent, mais elle est à la littérature réellement artistique, ce que l’imagerie d’Épinal est à l’art de Léonard de Vinci, ce qu’une assiette de faïence commune est aux beaux produits de la céramique. Cela n’empêche pas la littérature industrielle d’être utile, comme la vaisselle ordinaire.

Pour les œuvres les plus belles elles-mêmes, il est bien sûr d’ailleurs, que toutes les émotions produites ne sont pas esthétiques, comme nous venons de le voir. En général, je crois que, pour le roman par exemple, l’intérêt réellement esthétique est apprécié, surtout après plusieurs lectures, qui à la fois usent les sentiments suggérés, et permettent de mieux se rendre compte des détails et de l’ensemble de l’œuvre, de mieux en coordonner toutes les parties, d’arriver enfin à l’émotion produite par la contemplation intellectuelle d’un système.

III

D’après ce que je viens de dire, on peut conclure que c’est à mon avis une fausse conception de l’art que celle qui voudrait n’y voir