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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

prendre un ensemble et être ému par cette compréhension, le mot est juste ici. Souvent nos émotions, quand nous regardons un tableau ou une statue, ou que nous écoutons de la musique ou que nous lisons un roman, sont bien différentes. Hanslick oppose avec beaucoup de raison l’esthétique à la pathologie dans la manière de sentir la musique. Dans les impressions produites par une lecture quelconque, on peut reconnaître une foule d’impressions qui n’ont rien d’artistique, mais qui se rattachent à des souvenirs particuliers ou à des idées personnelles, ou encore à des préoccupations vulgaires ou intéressées, ou sentimentale, peu importe qui n’ont rien à faire avec l’art. Prenons des exemples extrêmes. Une personne est terrifiée en lisant Edgard Poe, et tellement troublée qu’elle ne peut dormir. Ce n’est pas là une impression esthétique. L’admiration esthétique peut-être subsistera à côté de l’émotion égoïste, mais moins forte, et en tout cas, ne se confond pas avec elle. Certaines personnes ne voient dans Madame Bovary que quelques détails, non pas immoraux, mais crus, le corset délacé, etc., et éprouvent à la lecture, soit des impressions de dégoût, soit des impressions d’ordre inverse, selon leurs dispositions d’esprit. Cela non plus n’a rien à voir avec l’art. D’un côté l’ensemble formé chez Poe par les détails précis accumulés, la vision nette, l’analyse pénétrante, la vigueur logique du mécanisme et l’étrangeté des situations, des sentiments et des actes ; d’un autre côté, chez Flaubert, l’ensemble formé par ces divers tableaux où l’on voit se développer, sous la pression des circonstances et aussi par ses dispositions intérieures, un type particulier, la précision des images, la force et la beauté du style, les personnages environnants ; voilà ce qui peut faire l’objet de l’admiration esthétique, c’est malheureusement ce que l’on voit le moins communément.

Mais il y a des cas moins tranchés. — En lisant le Moulin sur la Floss, de George Eliot, je me suis rappelé certaines personnes de ma connaissance que reproduisaient assez exactement les personnages du roman anglais et que G. Eliot avait admirablement rendus. Admirer la peinture de ces caractères, cela est artistique, mais l’espèce de plaisir causé par le souvenir et la reconnaissance de ces caractères n’a rien d’esthétique absolument. Toute l’utilité qu’on peut lui reconnaître, à un point de vue élevé, c’est de faciliter l’admiration esthétique, en faisant comprendre ou voir plus facilement ce dont il s’agit et qu’on connaît déjà. De même la tristesse ou la joie que nous imposent le sort des personnages d’un roman n’a rien d’artistique. On peut faire à ce sujet plusieurs remarques. Premièrement, ce sont en moyenne, les lecteurs les plus illettrés et les moins