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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

absolument aucune valeur scientifique, mais qui se présente à nous avec assez de vivacité ou de force, pour que notre esprit se plaise à la recevoir et la contempler.

Un des buts de cette étude étant d’appliquer les principes d’esthétique à la théorie du réalisme dans l’art, il n’est pas inutile de faire remarquer combien le sens esthétique et le sens du réel sont opposés, et peuvent exister l’un sans l’autre. On voit en effet certains esprits, préoccupés avant tout de la réalité, être très peu accessibles aux jouissances de l’art. D’un autre côté, nous avons les artistes, les dilettanti qui, dans l’examen d’une œuvre quelconque, se placent surtout au point de vue esthétique et ont l’air de considérer les recherches sur le vrai comme parfaitement oiseuses. Peu de gens savent à la fois recevoir le faux, assez pour en admirer l’ordonnance et la forme, trop peu pour oublier la réalité et son importance.

Il est peut-être bon de repousser ici et tout d’abord une équivoque. L’art semble réduit par la théorie du système à une question de forme, puisque les éléments importent peu, pourvu qu’ils soient suffisamment systématisés. La dernière partie de ce travail répondra pleinement, je l’espère, à cette interprétation, mais il n’est pas mauvais d’en dire un mot à l’avance, pour mieux marquer ce qu’il faut entendre par un système. M. Brunetière, dans un article de la Revue des Deux Mondes[1] où il a examiné la correspondance de Flaubert et de George Sand, cite les paroles que j’ai rapportées tout à l’heure et reproche à Flaubert de tomber dans l’obscurité. Il faut ajouter que M. Brunetière a prolongé la citation plus que je ne l’ai fait et que Flaubert a commis quelques erreurs assez graves. M. Brunetière qui ne m’en paraît pas moins trop sévère pour Flaubert dans tout l’article et particulièrement ici, interprète ainsi qu’il suit la pensée du romancier : « Cela veut dire qu’il n’est plus besoin que les mots expriment des idées, et que, pour peu qu’on les assemble harmonieusement, sans plus d’égard à ce qu’ils signifient, l’objet de l’art est atteint. Ou si vous l’aimez mieux, cela veut dire qu’il est inutile de penser pour écrire, et même que c’est un embarras. » Cela dépasse la pensée de Flaubert, comme on pourrait le démontrer, mais la question ici n’est pas de savoir ce que pensait l’auteur de Madame Bovary. Il est facile de répondre, au point de vue de la théorie du système, qu’il n’est pas inutile de mettre des idées dans ses mots, et que c’est même indispensable, attendu qu’une idée est un système, et qu’un système d’idées ou d’images sera par conséquent un système très complexe, et se rapprochera davantage du but de l’art.

  1. 1er février 1884.