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comme très secondaire, écrivait G. Flaubert à G. Sand[1], le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par-dessus tout, la beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête. » Et plus tard Flaubert écrit ce curieux passage qui, établissant une comparaison entre des impressions esthétiques d’ordres différents, peut nous servir à isoler ce sentiment général du beau que nous recherchons à travers ses formes variées :

« …Aucun des deux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’art, à savoir : la beauté. Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? »

Nous pouvons aller plus loin et retrouver ce sentiment esthétique en dehors de ce qui est proprement de l’art, ce qui revient à dire, si l’on veut, que l’art s’introduit partout. Nous dirons par exemple d’un système de philosophie, d’un enchaînement bien lié de propositions, ou d’une découverte scientifique qui permet d’enchaîner, de coordonner un certain nombre de phénomènes, que cela est beau. Ce sont des sentiments de ce genre que font éprouver, par exemple, les Premiers principes, de Spencer, le livre si serré et si nerveux de M. Lachelier sur l’Induction, la théorie de Darwin sur la transformation des espèces par l’effet de la sélection naturelle. Remarquons bien d’abord qu’il ne s’agit pas ici d’un sentiment inspiré par la connaissance de la vérité. L’impression subsiste alors même que l’on ne croit pas à la vérité du système que l’on admire, et que l’on ne considère ce système que comme une idée sans valeur objective. Il s’agit donc ici d’une impression esthétique proprement dite. Remarquons ensuite que cette impression esthétique pure entre comme élément dans le plaisir de la science, plaisir dû à une systématisation de connaissances réelles, et dans le plaisir moral, plaisir dû à une systématisation accomplie par l’homme. Nous arrivons donc peu à peu à dégager le sentiment esthétique et à reconnaître de plus en plus que ce sentiment est, à proprement parler, celui que nous fait éprouver une systématisation subjective, qui peut n’avoir

  1. Flaubert. Lettres à George Sand. p. 274.