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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

« Il ne faut point entendre l’expression « spécifique à la musique » comme désignant une sorte de beau purement acoustique ou proportionnellement symétrique : ce sont là des qualités que le beau musical comporte, mais qui ne sont que de second ordre ; il ne faut pas y voir, et moins encore, un jeu sonore chatouillant agréablement l’oreille, ni d’autres choses aussi dénuées de ce qui fait la valeur d’une manifestation de l’esprit. En poursuivant le beau musical, nous n’en avons pas exclu l’élément spirituel ; bien au contraire, cet élément est pour nous une condition indispensable du beau. Lorsque nous avons placé la beauté de la musique essentiellement dans ses formes, il était entendu que l’élément spirituel restait dans le rapport le plus étroit avec ces dernières. L’idée de forme est réalisée en musique d’une façon toute spéciale : les formes sonores ne sont pas vides, mais parfaitement remplies ; elles ne sauraient s’assimiler à de simples lignes bornant un espace ; elles sont l’esprit qui prend corps et tire de lui-même sa corporification. Ainsi, plutôt encore qu’une arabesque, la musique est un tableau ; mais un tableau dont le sujet ne peut être exprimé par des mots, ni même enfermé dans une notion précise. Il existe dans la musique un sens et une suite, mais de nature spécialement musicale ; elle est une langue que nous comprenons et parlons, mais qu’il nous est impossible de traduire. Il y a quelque chose de profond dans l’emploi du du mot « pensée », à propos d’œuvres musicales, et dans la distinction qu’établit facilement le jugement exercé entre les vraies pensées et les simples fleurs de rhétorique. Ne reconnaissons-nous pas aussi ce qu’il y a de rationnellement fini dans un groupe sonore quand nous l’appelons « phrase » ? Car c’est bien le même sentiment qui nous donne la mesure d’une période de discours et qui nous avertit qu’elle est à son terme. »

« L’élément rationnel, satisfaisant l’esprit, qui peut exister par lui-même dans les formes musicales, repose sur certaines lois fondamentales primitives que la nature a établies dans l’organisation de l’homme et dans les phénomènes sonores[1]. »

Mais il ne faut pas rester dans le domaine de la musique ; prenons un art qui s’appuie sur la réalité, la littérature, et voyons quelles étaient les impressions d’un écrivain dont nul ne contestera le sens artistique et qui a passé, avec juste raison, pour un des plus aptes à voir et à rendre la réalité dans ses romans. Tout n’est pas à accepter dans ce qu’il dit, mais il y a à réfléchir et à prendre. « Je regarde

  1. Hanslick. Le beau dans la musique, p. 50, 51. Traduction de M. Ch. Bannelier.