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adoptât l’expression comme exacte, une chose différente selon l’art que l’on considère.

Un romancier, je suppose, veut mettre en lumière un caractère essentiel, dominateur, une passion quelconque, la luxure, le patriotisme, etc. ; cela se comprend, il introduit dans son œuvre un personnage doué de ce caractère et le fait agir devant nous. Nous voyons une série d’actes, de paroles, etc., déterminées toutes par une même passion, tendant vers un même effet. Mais si un architecte, par exemple, veut rendre comme caractère dominant la grandeur, il n’a qu’un moyen d’y arriver, c’est de faire une œuvre qui nous paraisse grande. Qu’on remarque combien ces deux choses sont différentes, et combien il est hasardé de les appeler du même nom. Un romancier peut avec son roman, faire une impression absolument opposée à celle des personnages qu’il met en scène. On peut, par exemple, donner une impression de chasteté en peignant la luxure, de force en peignant la faiblesse, d’intelligence en peignant la bêtise. Il s’agit dans un cas de l’impression donnée par l’œuvre elle-même, dans l’autre cas du contenu de l’œuvre, de la matière pour ainsi dire. Or, la matière importe peu, la forme seule fait l’œuvre d’art. On comprend, je pense, dans quel sens je prends le mot forme ; peu importe que la matière soit un sentiment dominateur, un caractère physique, ou bien des rapports mathématiques quelconques, pourvu que la forme soit celle d’un système harmonieusement lié. Ou plutôt, la matière n’importe qu’en tant qu’elle se prête plus ou moins à la forme. Quant à la forme elle-même, peu importe qu’elle fasse naître en nous un sentiment quelconque de fierté, de tristesse, de grandeur, pourvu qu’elle soit un système et que nous le sentions comme un ensemble de parties coordonnées et à effets convergents. Nous verrons d’ailleurs tout à l’heure ce que sont ces sentiments accessoires qui viennent se joindre à l’impression esthétique et combien peu on serait justifié de vouloir leur faire jouer un rôle important dans une théorie de l’art.

« Il est extrêmement difficile, dit M. Hanslick, de définir ce beau indépendant, exclusivement musical. La musique n’ayant pas de modèle dans la nature, n’exprimant pas de conception intellectuelle, on ne peut parler d’elle qu’avec la sécheresse d’une terminologie technique, ou avec la poésie de la fiction. » Et, en effet, les explications de M. Hanslick ne sont pas toujours d’une précision et d’une clarté parfaites, et elles ont été souvent mal comprises ; cependant, elles font bien sentir ce qu’est le beau musical, et par analogie, on peut, jusqu’à un certain point, comprendre ce que c’est que le beau en général.