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PAULHAN. — sur l’émotion esthétique

Y-a-t-il autre chose dans l’émotion esthétique ? Je ne le crois pas. M. Taine en nous donnant par une analyse pénétrante et exacte les conditions de la beauté dans son livre sur l’Idéal dans l’art ne met pas en somme autre chose en lumière, sinon qu’il faut que l’œuvre d’art soit aussi systématisée que possible. Comme je l’ai dit dans un article précédent où j’ai essayé de le montrer d’une manière générale dans l’art, la morale et la science, c’est à la systématisation que se ramènent tous les critères que l’on peut donner de la valeur d’une œuvre d’art, et où M. Taine a fait fausse route, c’est quand il a vu dans les caractères de l’œuvre d’art un moyen pour arriver à un but l’expression d’un caractère notable. D’après moi, c’est le contraire qui se produit ; l’expression d’un caractère notable n’est qu’un moyen pour arriver à avoir un système de parties liées. Ce qu’il y a d’important dans l’art, ce n’est pas d’exprimer un caractère, c’est de présenter un système, j’entends un tout parfaitement cordonné et embrassant le plus d’éléments possible, et ceci nous amène à une opinion qui est philosophiquement différente de celle de M. Taine, bien qu’elle s’en rapproche sur plusieurs points.

La cause de l’erreur de M. Taine est, je crois, qu’il a surtout considéré les arts qui imitent la nature, et dans ces arts, en effet, on trouve des systèmes exprimant un caractère dominateur, mais M. Taine a pris pour moyen ce qui est la fin en réalité ; pour fin, ce qui n’est qu’un moyen. L’œuvre d’art n’a absolument pas besoin, pour être belle, d’exprimer un caractère quelconque, il suffit qu’elle soit un système bien coordonné. Ce qui le prouve bien, c’est que certaines œuvres d’art, quoique belles, n’expriment en réalité aucun caractère. C’est aller certainement trop loin que de vouloir, comme le fait M. Taine qui n’insiste pas trop, comprenant instinctivement qu’il y a là un écueil, que de vouloir, dis-je, faire exprimer à l’architecture, dans tous les cas, un caractère dominateur. Ce serait aller encore plus loin que de vouloir attribuer un semblable effet à la musique instrumentale. La musique dramatique, évidemment, est plus favorable à la théorie, mais elle est généralement considérée comme une forme moins élevée de l’art musical. Hanslick, dans son étude sur le beau dans la musique, a essayé de définir ou plutôt de faire comprendre ou sentir ce que peut être l’émotion purement esthétique donnée par la musique. Nous allons voir comment une théorie de même nature peut s’appliquer à l’art en général. Mais auparavant, remarquons combien il serait abusif de prétendre que l’architecture et la musique, comme les autres arts, servent à mettre en lumière un caractère notable, et combien ce que l’on appelle « manifester un caractère essentiel » serait, en supposant que l’on