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L. ARRÉAT. — la philosophie de la rédemption

cupés de définir les relations existantes entre le sujet qui perçoit et l’objet qui est perçu, les théories de la cognition sont venues au monde. Si la physiologie naissante y apportait certains éléments scientifiques, cependant le courant où l’on était entraînait les philosophes à accepter ces théories telles quelles pour base de leurs spéculations, et c’est là le genre de métaphysique particulier à Locke, à Berkeley et à Kant. Eh bien, que voyons-nous faire à nos philosophes pessimistes, et d’abord à Schopenhauer, sinon prendre une théorie de la connaissance pour instrument de leurs hypothèses ? Leurs systèmes sont une résurrection, sur le propre terrain du kantisme, de la métaphysique à laquelle Kant se flattait d’avoir porté le coup mortel. Et le kantisme ne les a donc pas directement enfantés : il leur a fourni des armes. N’en concluons pas que la mission du penseur de Koenigsberg ait été vaine. Il nous a rendu le service de nous avertir des conditions de notre pouvoir, et si nous ne disputons plus à sa manière de l’essence et du phénomène, n’est-ce pas une position toute différente d’être aujourd’hui des réalistes, naïfs, faute de mieux, en le sachant du moins et en le voulant ?

Ainsi le pessimisme moderne aurait poussé sur la vieille souche du sentiment chrétien et de la métaphysique idéaliste, et il contribuerait à épuiser le peu de sève qui y monte encore ; il serait une sorte de « nouvelle foi » substituée la foi ancienne dans l’esprit de quelques hommes qui ont besoin de croire. M. Caro a écrit que si la vie a pour fin la jouissance, M. de Hartmann a raison, et qu’il a tort, au contraire, si elle est destinée à former, comme le voulait Kant, notre personnalité par le devoir. Prenons garde seulement de faire dépendre notre perfectionnement moral de conditions imaginaires et d’exiger pour la morale le soutien de postulats absolus ! Car l’objet solide du devoir, dès ce moment, n’occupe plus l’homme, et, dans la vue d’un au delà, le renoncement du pessimiste vaut peut-être le renoncement du chrétien. L’état final d’une vie de l’âme, prolongée hors de nos limites, n’entre-t-il pas, en effet, nécessairement dans la forme d’une sorte d’équation générale affectant la double expression ± √, laquelle indique qu’on y peut prendre indifféremment pour valeur le nirvana ou le royaume de Dieu ? En tant que système philosophique, le pessimisme doit être rejeté dans la zone des constructions arbitraires ou merveilleuses ; en tant que discipline morale, il appartient à la catégorie des disciplines religieuses et le néant y fait la même figure de sanction absolue et de haut désir que le paradis dans celles-ci. Il nous est un nouvel exemple du danger qu’il y a pour nous à sortir, soit des voies expérimentales de la science, soit de la commune pratique de la vie.

Lucien Arréat.