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à son heure. Trop souvent la vie est assez misérable pour nous devenir à charge ; à la tristesse et au désespoir il n’y a rien à opposer. Mais lorsque le pessimisme devient doctrinal, quand il prétend à être une vue systématique du monde, alors il relève de la critique, et les modernes théories allemandes affectent justement ce caractère.

Je comprends très bien que l’on observe quelles influences peuvent avoir sur l’humeur d’un peuple et la couleur de son ciel, et son alimentation, et son état social. Je m’étonne pourtant que des philosophes sérieux aient invoqué, pour expliquer la venue de Schopenhauer et de M. de Hartmann, la bière allemande, les déceptions du parlement de Francfort, ou telle autre cause de ce genre. On boit de bonne bière au pays de Luther ; et les déçus de 1848, ce ne sont pas nos voisins. Ce qui est allemand, en somme, ce n’est point le pessimisme sentimental, mais le pessimisme doctrinal, et la question ainsi change de face. Voyez donc s’il n’existe pas des mélancoliques de sentiment qui sont des optimistes de système, et si le pessimiste théoricien Schopenhauer, en revanche, n’a pas su goûter la vie ! Bien plus, je ne serais pas éloigné de croire que sa verve satirique a fait à ce Schopenhauer son meilleur succès, et si notre Mainländer n’a pas réussi à s’attirer les disciples qui entourent M. de Hartmann, n’est-ce pas peut-être qu’il a été trop « passionnément » pessimiste, au point de sceller sa doctrine de sa mort ?

Ce qu’il s’agit d’expliquer est la production du système, et il y suffit, ce me semble, de considérer que les éléments dont il se compose (et Mainländer n’a pas puisé à une autre source que ses devanciers) sont pris du christianisme et du kantisme. Le pessimisme sentimental se retrouve au fond de la religion chrétienne, et il s’y retrouve avec ses leçons pratiques de renoncement, de fraternité, d’égalité ; elle a fourni même au pessimisme doctrinal un dogme symbolique, celui de la Trinité, qu’il s’est incorporé au moyen d’une interprétation, j’en conviens volontiers, un peu hardie. D’autre part, il emprunte son procédé de raisonnement au livre de Kant, et nous pouvons dire déjà que le pessimisme est né sur terre allemande, parce que, si la pensée chrétienne était partout, la discipline kantienne restait en vigueur seulement en Allemagne.

Les écrivains d’outre-Rhin font souvent honneur à Descartes d’avoir brisé le premier avec ce que Kant appelait le réalisme naïf. En vérité, l’homme a été conduit à quitter le point de vue du réalisme naïf, aussitôt qu’il a constaté certaines illusions de ses sens. Alors la critique de nos concepts a formé le thème principal de la psychologie, jusque-là bornée à la critique des formes logiques où entrent ces concepts, et, du jour où les philosophes se sont préoc-