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L. ARRÉAT. — la philosophie de la rédemption

ce qui est difficile et négliger les détails où on se repose. Je ne fermerai pourtant pas cet article sans y reprendre brièvement ces deux questions, auxquelles le présent ouvrage peut nous aider à trouver une réponse : Quelle est la signification historique du pessimisme ? Pourquoi le pessimisme doctrinal a-t-il fait son apparition et a-t-il fourni sa carrière en Allemagne ?

Nous avons vu Mainländer faire effort à prouver directement le « vouloir-mourir », indépendamment de toute considération sentimentale. Un état du sentiment n’en formait pas moins le motif de son entreprise philosophique, et le pessimisme doctrinal ne peut s’abstenir de justifier par une évaluation de la somme de nos biens et de nos maux le pessimisme sentimental. Je ne dirai qu’un mot ici de cette évaluation, et autant que j’en ai besoin pour circonscrire plus exactement les deux questions posées plus haut. Soit qu’on envisage les situations individuelles, le compte en partie double des biens et des maux de chacun, soit qu’on tente d’établir une situation générale, c’est-à-dire de rapporter à un état moyen les situations individuelles, on s’achoppe toujours à cet élément tout subjectif, la croyance au bonheur, qui signifie une disposition variable pour chacun et en chacun, et notre pouvoir personnel, en quelque sorte, de souffrir et de jouir. Or, si nous apprécions du dehors l’état de Pierre ou de Jacques, nous négligerons cet élément important, et si nous consultons Pierre et Jacques, leur croyance constituera pour eux-mêmes le seul état positif. Pierre pourra s’estimer heureux, Jacques malheureux, quand nous jugerons précisément le contraire. La question de la valeur de l’existence a provoqué d’intéressantes recherches sur la qualité des sentiments qui accompagnent le fonctionnement de nos organes ; mais, en fin de compte, les situations de deux individus donnés ne sont jamais comparables l’une avec l’autre, sinon en appelant leur croyance pour témoin, et comme cette croyance varie en effet suivant l’âge, l’état intellectuel, les circonstances, et qu’elle ne comporte point les mêmes éléments ni pour toutes les classes de personnes ni en toutes les sociétés et en tous les temps de l’histoire, autant dire qu’il n’y a pas moyen d’émettre un jugement définitif et d’ensemble sur la valeur de la vie, que l’on procède du général au particulier ou du particulier au général.

Il est donc vrai seulement que l’homme est optimiste ou pessimiste de sentiment, selon qu’il est disposé à voir plutôt le côté favorable ou le côté affligeant des choses ; et cette disposition résulte d’une foule de facteurs qui ne sont pas nécessairement constants. C’est pourquoi il s’est rencontré des pessimistes en tous temps, en tous pays, et pourquoi chacun de nous peut aussi l’être.